Théorie et pratiques en organisation communautaire

L'action conscientisante

YVES HURTUBISE 2.3. L’action conscientisante L’approche dite de conscientisation a connu un certain développement au Québec à partir du milieu des années 70. Issue du travail d’alphabétisation de Paulo Freire au Brésil au début des années 60, la conscientisation a des adeptes québécois qui ont puisé dans sa philosophie et dans ses méthodes de travail ; ces derniers ont tenté d’inventer — le mot est à peine trop fort — une approche de travail social collectif qui tienne compte autant de notre courte histoire en ce domaine que des conditions économiques, politiques et surtout culturelles, avec lesquelles l’intervenant social québécois doit composer dans sa pratique. Pour présenter cette approche dans sa version québécoise, nous indiquerons d’abord les grandes étapes de l’élaboration de la pensée de Freire et de la pénétration de l’approche de conscientisation au Québec. Nous soulignerons ensuite les apports — la contribution — de ce courant de pensée au développement du travail social collectif. Enfin, nous indiquerons les limites qu’il comporte, autant sur le plan théorique que sur le plan pratique. LES SOURCES Originaire du Brésil, Paulo Freire y entreprend des expériences d’alphab étisation qui le conduiront à développer le concept de conscientisation. 1. Colette HUMBERT (1987). «La pensée et le cheminement de Paulo Freire», G. AMPLE MAN et al. (1987). Pratiques de conscientisation 2, Québec, Collectif québécois d’édition populaire, p. 283-309 148 Première partie Dans un excellent chapitre de Pratiques de conscientisation 21 , Colette Humbert rappelle les étapes de l’élaboration du concept, étapes liées aux différents lieux où il vécut. Rappelons-les brièvement. Né d’une mère catholique et marié à une directrice d’école, Freire a étudié le droit puis travaillé dans un département de service social. Que ce soit dans son milieu familial à travers ses lectures, la pensée catholique l’influence : «Je me suis éloigné de l’Église... jamais de Dieu», dira-t-il. Vivant dans un pays ballotté au gré des luttes de pouvoir, Freire entreprend, en 1961, avec un groupe d’étudiants, l’alphabétisation de populations rurales pauvres afin qu’elles puissent obtenir le droit de vote. En effet, le nord-est brésilien compte alors 15 millions d’analphabètes parmi ses 25 millions d’habitants. La méthode de travail de Freire a cela de particulier qu’elle ne vise pas seulement à faire apprendre des mots mais, pour ce faire, elle part de réalités concrètes vécues par les populations, de leurs expériences et de leur vocabulaire. Apprendre à lire et à écrire devient alors un moment privilégié d’expression populaire de la réalité. En 1964, fort d’un certain succès, on prévoit la constitution de 20 000 cercles de culture (nom donné à chaque groupe d’étudiants). Cependant, un coup d’État militaire renverse le gouvernement. Freire est arrêté pour traîtrise au «Christ et au peuple» et doit s’exiler au Chili. On comprend facilement que son action ait été jugée dérangeante : l’acquisition du droit de vote par une large proportion du peuple risquait de modifier les données politiques du pays. Humbert rappelle l’autocritique de Freire à cette période, formulée dix ans plus tard : il constate alors une réussite pédagogique mais un échec politique, conséquence de la naïveté de deux aspects de son approche (dévoiler la réalité ne conduit pas nécessairement à vouloir la transformer, s’être appuyé sur les slogans du régime comme la démocratie et la participation sans s’être interrogé sur le sens profond de ces mots) et de deux erreurs (n’avoir fait d’analyse sérieuse ni de la conjoncture brésilienne ni du système capitaliste, n’avoir envisagé ni la création d’organisations populaires ni leurs articulations aux autres forces sociales). Au Chili, Freire travaille à l’intérieur de la réforme agraire à une seconde alphabétisation des paysans ; seconde, parce que faute de lire et d’écrire ceux-ci sont maintenant analphabètes. Ce travail l’amène à établir des liens entre le sous-développement et l’exploitation écono- L’action conscientisante 149 mique, la domination économique et l’aliénation culturelle. Alors que...