Les transferts massifs d'eau: Outils de développement ou instruments de pouvoir ?

Chapitre 21 : L'ALENA obliget-il le Canada à céder son eau aux États-Unis ? : LA CONTINENTALISATION DES RESSOURCES EN AMÉRIQUE DU NORD

© 2005 – Presses de l’Université du Québec CHAPITRE L’ALENA OBLIGE-T-IL LE CANADA À CÉDER SON EAU AUX ÉTATS-UNIS ? LA CONTINENTALISATION DES RESSOURCES EN AMÉRIQUE DU NORD 21 Frédéric Lasserre The Americans have access to the water. They have it already. They don’t have to do anything. They’ve got it. And when they need it, they’ll come by and pick it up. Barry Appleton, conseiller juridique auprès du ministre de la Justice, Colombie-Britannique, 2000. En octobre 1996, l’homme d’affaires québécois Jean Coutu proposait, dans le cadre du Sommet sur l’économie et l’emploi, d’explorer la possibilit é d’exporter de l’eau de la Côte Nord par aquatier (navire de transport d’eau) vers les marchés étrangers ; en 1998, l’entreprise Nova Group de Sault Sainte Marie, en Ontario, obtenait une licence du ministère de l’Environnement ontarien pour, elle aussi, exporter 600 000 m3 par an des eaux du lac Supérieur par aquatier vers des marchés asiatiques. Jean Coutu, face à la réaction de l’opinion publique et à l’absence de débouch és commerciaux, a jeté l’éponge, tandis que les protestations tant de © 2005 – Presses de l’Université du Québec 464 Les transferts massifs d’eau l’opinion publique canadienne que des États américains du bassin des Grands Lacs ont conduit le gouvernement de l’Ontario à révoquer le permis de Nova Group avant que ne débute l’exploitation. Tout autant qu’au Canada, la question des transferts massifs des eaux des Grands Lacs est un sujet d’actualité aux États-Unis. L’opinion des États riverains est majoritairement opposée à de tels projets, forçant ainsi les candidats à l’élection présidentielle de 2004 à prendre position contre le principe du transfert des eaux des Grands Lacs vers d’autres régions américaines1. L’ampleur de la réaction de l’opinion et des gouvernements contre ces projets étonne ; dans les discours coexistaient les arguments soulignant l’importance de ne pas réduire l’eau à une simple marchandise, mais aussi de ne pas créer de précédent d’exportation d’eau dans le régime commercial régi par l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA, 1994), précédent qui risquerait de rendre impossible tout contrôle des exportations d’eau du Canada vers un voisin assoiffé. Dans le contexte des relations canado-américaines, et du perpétuel souci d’Ottawa de préserver son indépendance face à la puissance des États-Unis, a germé l’idée que de tels transferts massifs, une fois entamés, ne cesseraient de se développer vers un voisin aux besoins sans cesse croissants, au point de remettre en cause la souveraineté canadienne sur ses ressources en eau et sur son territoire. Une telle représentation a fait vibrer des cordes sensibles, non seulement parmi une part importante de la population canadienne, mais aussi au sein du gouvernement canadien, comme en témoignent les débats aux Communes et la politique mise en place par Ottawa à partir de février 1999. Mais qu’en est-il réellement ? Dans quelle mesure les traités commerciaux auxquels le Canada a adhéré, et notamment les traités avec les États-Unis, empêcheraient-ils tout contrôle politique d’une éventuelle exploitation commerciale des ressources en eau, sous la forme d’exportation massive ? Et qu’en est-il à l’intérieur du bassin des Grands Lacs ? La question se pose de mesurer la possibilité, pour les États de l’ALENA, de décider souverainement de la mise en valeur de leur ressource en eau, et cette question renvoie en partie à la nature de l’eau : bien commun ou marchandise ? 1. « Bush Opposes Great Lakes Water Diversion », Waternet, 17 août 2004, , consulté le 1er septembre 2004. L’ALENA oblige-t-il le Canada à céder son eau aux États-Unis ? 465© 2005 – Presses de l’Université du Québec 1. QUELLES SONT LES OBLIGATIONS DU CANADA DANS LE CADRE DES ACCORDS COMMERCIAUX QU’IL A RATIFIÉS? 1.1. OTTAWA PEUT-IL RESTREINDRE LES EXPORTATIONS D’EAU ? La question qui hantait l’opinion publique canadienne, mais aussi la population de la région des Grands Lacs, ainsi que les gouvernements de ces États et du Canada, était...