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Les problèmes de la reconstruction identitaire
- Presses de l'Université du Québec
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LES PROBLÈMES DE LA RECONSTRUCTION IDENTITAIRE Michel Wieviorka [44.200.249.42] Project MUSE (2024-03-29 00:20 GMT) Victimes, traumatisme, souffrance, mémoire, pardon… Depuis une trentaine d’années, les sciences sociales sont appelées à se pencher sur un immense ensemble de problèmes et, pour y faire face, elles font appel à des catégories nouvelles ou renouvelées qui emplissent leur espace propre. Comment pourraient-elles faire autrement, alors que montent, de nos sociétés et de groupes qui les composent, des attentes et des demandes elles aussi nouvelles ou renouvelées qui animent l’espace public ? Tout n’est pas neuf ici, bien sûr. Il y a longtemps, par exemple, que Sigmund Freud, et il n’était pas seul à s’en préoccuper, s’est penché sur les névroses de guerre ; ou que Maurice Halbwachs, pour prendre un sociologue, s’est intéressé à la mémoire. Mais à l’évidence, nous sommes entrés dans une ère nouvelle, dont on peut dater le début – avec la prudence qui convient dans ce genre de démarche – aux années 1960. Ces années sont encore celles où les sociétés occidentales ont confiance dans l’idée de progrès et ne s’inquiètent guère du chômage. On y parle de domination sociale, de lutte des classes, mais pas d’exclusion ni même encore de société duale ; d’exploitation, pour le dire autrement, et pas de précarité ou de désaffiliation ; de conflits sociaux plus que de crise. S’ébauchent dans ce contexte divers mouvements qui inaugurent l’ère des victimes. On me permettra ici, pour aller vite à l’essentiel, de distinguer, simplement, deux aspects dans l’apparition des victimes sur le devant de la scène. La première dimension est sociale plus que culturelle ou historique. C’est l’époque, en effet, où des violences jusque-là niées, oblitérées, cachées, car confinées apparemment dans la sphère privée, commencent à être reconnues comme telles : les violences faites aux femmes, aux personnes âgées, aux enfants, aux malades mentaux entrent dans la sphère publique, pour être dès lors de mieux en mieux comprises et massivement perçues pour ce qu’elles sont : des crimes. La mobilisation n’a pas toujours pris un tour collectif, mais il est clair que le mouvement des femmes, surtout après 1968, a joué ici un rôle considérable. La deuxième dimension est davantage culturelle ou historique. C’est l’époque où des Juifs, dans plusieurs pays, et surtout aux États-Unis, en Israël, en France, etc., dans le climat créé par le procès Eichmann, puis par la guerre des Six Jours, effectuent un formidable travail sur eux-mêmes, se transformant en même temps qu’ils invitent la société tout entière à le faire. La 66 Le devoir de mémoire et les politiques du pardon destruction des Juifs d’Europe par les nazis, expliquent-ils, doit cesser d’être source de honte, de non-dits, et devenir présente à la conscience de toute la société, alors qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale et durant une vingtaine d’années, comme l’ont montré Annette Wieviorka pour la France et Peter Novick pour les États-Unis, elle a été refoulée ou ignorée. On découvre alors à l’échelle des sociétés tout entières ce qui s’appellera d’abord l’Holocauste – l’expression est popularisée à la fin des années 1970 par une série télévisée présentée sous ce titre –, puis qu’on désignera directement du mot hébreu : la Shoah. On entre alors dans une période qu’un de mes élèves, Jean-Michel Chaumont, a caractérisée par l’expression de « concurrence des victimes », et qui verra d’autres groupes humains s’efforcer de faire connaître et reconnaître la barbarie dont ils ont pu être victimes. Depuis, bien des drames ont eu lieu, au Cambodge, dans l’Afrique des Grands Lacs, en ex-Yougoslavie, en Amérique latine avec les dictatures militaires , dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, tandis que d’autres, plus anciens, ont cheminé, dans la conscience des groupes concernés tout d’abord, puis de certaines sociétés, et dans l’opinion internationale : l’esclavage...