Médée protéiforme

4. Médée polyphonique : Monique Bosco et Christa Wolf

Le roman serait l’espace littéraire «qui depuis peu ouvre au mythe ses portes», selon Marie Goudot. Cela dit, les mythopoesis de Christa Wolf et de Monique Bosco se démarquent plus que les autres de la version euripidienne du mythe de Médée. Dans Medea : voix, Wolf propose une mythopoesis entièrement révisionnelle de l’histoire de Médée alors que dans New Medea, Bosco semble condamner sa figure médéenne à la fatalité de son héritage mythique. Déjà, la portée féministe des Médées de France Rame et de Cherríe Moraga posait probl ème. Il revient à ces deux romans d’aborder plus précisément la question du sujet mythique – qui est d’autant plus ici la question du sujet femme –, en fonction des conditions sociales ou mythopoétiques qui entravent son soi et son agentivité. Une telle réflexion ontologique sur le sujet, voire la puissance ou l’impuissance d’agir du soi, relève d’un questionnement fondamental du «je» cartésien, cette «constance» ou ce «maintien de soi» (Ricœur, Soi-même 149) de la tradition métaphysique. Inaugurée par la philosophie de Heidegger et son traitement de la relation du «je» au monde et à l’objet de son savoir, cette contestation de la métaphysique du sujet le situe, non plus par rapport à un monde intelligible, mais à une existence éprouvée dans un contexte de relations significatives – son Dasein ou son«être-dans-le-monde»(Chanter134).«Toutsejoue,comme on sait, sur le sens de la préposition “dans”» (Ricœur, Soi-même 230). À l’instar des reprises dramatiques du chapitre précédent Chapitre 4 Médée polyphonique : Monique Bosco et Christa Wolf Médée protéiforme 112 – et celle de Deborah Porter nous vient particulièrement à l’esprit –, l’«étant», comme le mythe de Médée, existe dans une temporalité multidimensionnelle par rapport à plusieurs êtres qu’il aurait été dans le passé, qu’il sera à l’avenir, qu’il est actuellement (Chanter 149). Le sujet – femme ou mythique – est ainsi perpétuellement déstabilisé par l’espace et le temps. Ce questionnement heideggerien aura inspiré toute une lignée de pensée sur le décentrement du sujet moïque ou fondateur , en passant par l’existentialisme de Sartres et de Beauvoir, la psychanalyse de Freud et de Lacan, au poststructuralisme de Kristeva et de Derrida. La subjectivité préoccupe nombre d’écrits de femmes depuis l’avènement du féminisme littéraire, en remontant notamment à Simone de Beauvoir qui, à partir de la philosophie existentielle, préconisait la rature du sujet cohérent et complet à lui-même pour privilégier les forces sociales par rapport auxquelles un individu agit et se détermine. C’est toujours la question de l’agentivité (tiré du terme anglais agency) du sujet «en procès» (au dire de Kristeva) que pose l’écriture féministe. Une «théorie de l’action», pour emprunter à Ricœur, l’agencivité préconise «l’initiative [qui] est une intervention de l’agent de l’action dans le cours du monde, intervention qui cause effectivement des changements dans le monde» (Soi-même 133). Travaillée par Judith Butler et d’autres théoriciennes féministes, l’agentivité se définit, selon Barbara Havercroft qui a francisé le terme, comme suit : une interaction complexe entre le sujet féminin et sa société, car ses actions sont susceptibles d’apporter des transformations sociales sur le plan des normes, des limites, des possibilit és ou des contraintes (521). En effet, «l’écriture, dans toute sa complexité, est un site par excellence de l’agentivité au féminin » (521), poursuit Havercroft, et «la littérature au féminin» en serait «une forme privilégiée» (522). Médée polyphonique : Monique Bosco et Christa Wolf 113 La question épineuse du sujet, au centre de tout concept d’agentivité, suscite des postures féministes aussi variées que contradictoires. Alors que les discours humanistes et androcentriques de la tradition métaphysique engendrent une profonde insatisfaction chez beaucoup de théoriciennes du féminisme, les grands éclatements ontologiques, inaugurés par la postmodernité, ont été aussitôt estimés paralysants quant à la question d’engagement, soit la capacité d’agir d’un sujet féminin ainsi dépossédé74 . Bref, un mécontentement par rapport...