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La fabrication anthologique
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La fabrication anthologique Robert Yergeau Université d’Ottawa L es anthologies concentrent et condensent un certain nombre d’enjeux révélateurs de l’épistémè d’une époque. En amont, soulignons le rôle de l’objet anthologique dans le champ littéraire . Pour François Ricard, les ouvrages « dits de référence » (dictionnaires d’auteurs ou d’œuvres, répertoires, manuels scolaires et anthologies) sont « à la fois produits et producteurs. D’une part en effet, ils découlent de la Littérature elle-même, la représentent de manière visible. Mais d’autre part, et dans le même temps, ils agissent aussi sur elle, la modifient, en infléchissent le cours, lui attribuent une certaine signification et même, à la limite, ils la créent1». « En d’autres mots », précise-t-il, « certaines littératures sont résumées par leurs anthologies et dictionnaires, tandis que d’autres littératures résultent, à toutes fins utiles, de leurs anthologies et dictionnaires2 . » François Paré fera siennes ces distinctions notionnelles en les appliquant à son concept de « petites littératures ». Ainsi, « [e]n Ontario français, par exemple, il s’est publié récemment de très nombreuses anthologies. Toutes ces anthologies s’attachaient à faire la preuve de l’existence d’une littérature franco-ontarienne distincte et vivante. Et elles y ont réussi dans une large mesure : la littérature franco-ontarienne est devenue le produit de ces anthologies3». Il s’agirait donc d’anthologies de type « producteur ». À l’inverse, comme le mentionne Emmanuel Fraisse, « [c]’est à l’évidence parce que la littérature française constitue une réalité préalable indiscutable que peuvent exister des anthologies de la littérature fran- çaise4»; nous sommes alors face à des anthologies de type « produit ». En aval, outre le choix de tel poète ou le rejet de tel autre sur lesquels je reviendrai, considérons le statut des textes « anthologisés ». Emmanuel Fraisse rappelle que, 1 François Ricard, « Dictionnaires et anthologies. L’inventaire : reflet et création », Liberté, vol. 23, no 2 (134) (mars-avril 1981), p. 34. L’italique est de l’auteur. 2 Ibid., p. 35. 3 François Paré, « L’anthologie », Les littératures de l’exiguïté, préface de Robert Major, Ottawa, Le Nordir, [1992] 2001, p. 117, coll. « BCF ». L’italique est de l’auteur. 4 Emmanuel Fraisse, Les anthologies en France, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 11, coll.« Écriture ». Nouveaux territoires de la poésie francophone au Canada 390 [t]raditionnellement, la critique comme la recherche littéraire en France se sont plus volontiers appuyées sur les genres, puis sur les textes saisis dans leur dimension abstraite et théorique, que sur les objets concrets que sont les livres et la matérialité des textes qu’ils contiennent. Le structuralisme a contribué à cette inflexion, donnant le primat à une approche interne [...]. Opposant le « Texte » et « l’Œuvre », Barthes s’inscrit dans une perspective qui relègue l’œuvre dans la finitude matérielle et élève le texte dans le champ d’une pratique théorique, épistémologique et existentielle5 . L’entreprise anthologique instrumentalise les recueils, subsumant les poèmes dans un parcours lectoral, qui est une construction idéologique. Il s’agit, soutient François Paré, d’« une collection d’extraits coupés de leur contexte et éternellement embryonnaire6», tandis que pour François Dumont, les anthologies sont « des déformations, dans la mesure où elles effacent des tensions qui ne se révèlent vraiment que dans le cadre du livre ou de l’œuvre7». On s’étonne que Laurent Mailhot et Pierre Nepveu n’aient pas pris la mesure de cet enjeu essentiel, eux qui, dans la « Présentation » à la troisième édition de leur anthologie, en 2007, vont même jusqu’à soutenir que « [l]ibérés de leur ancrage originel, les poèmes forment une constellation, configurent un âge et un espace de la poésie, irréductible aux recueils d’où on les a tirés […]8». Comment Pierre Nepveu, qui a publié plusieurs recueils et une rétrospective, en 2005, de près de 500 pages couvrant les années 1969-2002, peut-il entretenir une telle conception du recueil présenté comme une prison? Après une telle prise de position, la fin de la citation (« tout en invitant le lecteur à aller vers ces œuvres » (PQOJ, 2007 : 7)) apparaît quelque peu dérisoire. Mais il y...