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Qui parle dans la poésie d’Herménégilde Chiasson ?
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Qui parle dans la poésie d’Herménégilde Chiasson? Raoul Boudreau Université de Moncton D ans les treize recueils1 qui vont de Mourir à Scoudouc (1974) à Béatitudes (2007), Herménégilde Chiasson a construit une œuvre poétique riche et variée, car l’auteur a transporté en poésie le goût de l’expérimentation hérité de la pratique des arts visuels. Plusieurs de ses recueils imposent des contraintes formelles inédites et itératives qui construisent une espèce de rhétorique postmoderne : que ce soit l’écriture, à partir de mots trouvés au hasard dans le dictionnaire ou d’objets familiers, d’un texte d’une longueur déterminée par le nombre de lignes de la page d’ordinateur, comme dans Existences et Miniatures; ou la reproduction des diverses étapes du tournage d’un film, comme dans Vous; ou, encore, la reprise presque à l’infini d’une forme brève caractérisée par des particularités grammaticales bien précises, comme dans Conversations, Actions, Répertoire et Béatitudes. Cette poésie est donc souvent structurée par un cadre formel plutôt évident qui en limite la dispersion, mais en assure l’extension à une échelle considérable, car elle est aussi prolixe et donne l’impression d’une parole intarissable. Cependant, malgré des variations formelles évidentes, elle impose aussi des constances, l’impression que c’est une même voix qui parle depuis la prise de parole initiale. La poésie d’Herménégilde Chiasson est toujours grave et émouvante, même si elle est aussi ironique et drôle, car l’humour y est souvent une soupape qui soulage d’un trop-plein d’émotion. Elle est grave parce qu’elle est engagée dans le sens le plus large du mot. Elle n’est pas engagée par rapport à la cause acadienne; elle est engagée dans la conscience 1 Pour la liste complète des recueils, voir la bibliographie. Cette étude s’arrêtera plus particulièrement aux recueils suivants d’Herménégilde Chiasson : Mourir à Scoudouc, Moncton, Éditions d’Acadie, 1974 (désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle MS, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte); Prophéties, Moncton, Michel Henry éditeur, 1986 (désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle Pr, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte); Vous, Moncton, Éditions d’Acadie, 1991 (désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle V, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte); Climats, Moncton, Éditions d’Acadie, 1996 (désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle C, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte); Parcours, Moncton, Éditions Perce-Neige, 2005 (désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle Pa, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte). Nouveaux territoires de la poésie francophone au Canada 268 de l’absolue nécessité de témoigner de la finitude de l’être humain et de son aspiration parallèle à plus d’être, à l’élargissement de cette conscience même si celle-ci est à la fois une torture et un apaisement. L’ethos Je tenterai ici de voir comment la poésie d’Herménégilde Chiasson réussit à communiquer cette gravité, cette émotion et cette conscience, et je le ferai en examinant certaines particularit és de son énonciation. Contrairement au roman, qui présente des personnages plus ou moins étoffés selon les époques, des corps parlants et aux attributs déclarés qui prennent en charge le récit, la poésie donne souvent l’impression d’un énoncé sans énonciation , d’une voix désincarnée qui ne serait que langage. Un examen superficiel pourrait laisser croire que le « je », si fréquent en poésie, se limite à la personne qui dit « je », selon la formule consacrée d’Émile Benveniste. On sait parfois si peu de chose du corps qui prononce ce « je » qu’on peut recevoir la poésie comme un pur discours sans corporalité. Mais ce n’est évidemment qu’un leurre, et l’effacement des traces du corps qui parle peut être l’indice d’une complexité et d’un tourment amplifiés qui demandent à être...