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Du grand désordre universel au Dollarama : Montréal dans la poésie québécoise francophone contemporaine Pierre Popovic Université de Montréal B ien que la littérature, en régime de modernité, soit urbaine par nature autant que par nécessité, rares sont les écrivains dont un texte ou l’œuvre puisse être tenu pour consubstantiel à la ville dont ils parlent au point d’avoir estampillé un moment du devenir historique de cette ville. Des noms, cependant, viennent aisément à l’esprit : James Joyce pour Dublin, Charles Dickens pour Londres, Julien Gracq pour Nantes, Salman Rushdie pour Bombay ou Delhi, Victor Hugo et Charles Baudelaire pour Paris, Paul Auster pour New York, etc. En poésie, et pour Montréal, un seul nom s’insérerait à bon droit dans une telle liste, celui de Gaston Miron. Dans une étude remarquable consacrée à la représentation poétique de Montréal entre les années 1930 et 1980, Pierre Nepveu ne lui accorde pourtant qu’une place modeste1 . Certes, Miron est là, mais au milieu des « poètes du pays » ou de ceux qui ont importé des discours de revendication pour pouvoir dire la ville. Or L’homme rapaillé, c’est bien plus que cela, rien de moins que la recherche d’une coalescence du poème et de la ville. Trois raisons principales justifient que la poésie de Miron puisse légitimement occuper une telle place. De Deux sangs (1953) jusqu’aux derniers poèmes publiés, les textes de Miron n’ont cessé de dire que Montréal est habitée par un complexe de temporalités hétérogènes, lesquelles constituent un véritable aria, une source obsédante de tracas. Ce complexe, les poèmes l’acceptent vaille que vaille et courageusement : ils le travaillent au corps et tentent de lui donner forme. Tout L’homme rapaillé est tourmenté par l’éclatement contemporain du temps. Il n’est pas d’autre écriture qui désigne avec autant d’insistance et d’acuité ce qui est la spécificité par excellence de Montréal : une hétérochronicité foncière et suractive. Par suite du passage des modes traditionnels de vie et de pensée aux formes modernes, toutes les sociétés connaissent une certaine hétérochronie (ou anisochronie) sociale2 . Mais la société québécoise des années qui 1 Pierre Nepveu, « Une ville en poésie : Montréal dans la poésie québécoise contemporaine », dans Pierre Nepveu et Gilles Marcotte (dir.), Montréal imaginaire : ville et littérature, Montréal, Fides, 1992, p. 324. 2 Trace des temps modernes, cette hétérochronie urbaine a été pensée de différentes façons par des philosophesetdessociologuescommeKarlMarx,ÉmileDurkheim,GeorgesGurvitchouRobertMerton; Nouveaux territoires de la poésie francophone au Canada 160 entourent sur la moyenne durée la Révolution tranquille est l’objet d’un choc si brutal et d’un brassage si composite des temporalités que l’hétérochronie résultante est perceptible sur tous les plans de la vie sociale, qu’il s’agisse des affrontements idéologiques, des façons de vivre, des répertoires symboliques, des variances culturelles, des goûts, etc. Tout en est touché. Au gré d’un mouvement qui ne s’est pas interrompu de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la fin du xxe siècle, la chose se voit dans le paysage et la configuration de la ville : les clochers et « La montagne » (le mont Royal) sont bousculés par le percement de nouvelles voies d’accès, par le développement immobilier dans la ville et, de plus en plus, sur ses côtés et dans ses prolongements, par la construction de buildings, de supermarchés, d’hôpitaux et d’hôtels, par le développement du quartier des affaires, par les phases successives d’embourgeoisement de certains quartiers3 , par l’apparition sur les bordures de la ville de grands immeubles à logements, par l’extension dans toutes les directions de la banlieue, par l’ouverture internationale de la ville (aéroports , manifestations socioculturelles et sportives, etc.). Pressentant et, très souvent, anticipant ce qui se passe ou va se passer, la poésie mironienne saisit cette hétérochronie4 avec la netteté d’un instantané. Elle témoigne de son intériorisation problématique par un individu livré au lieu par excellence de la multiplication des temporalités, la ville, Montréal...

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