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VI - Beauté oblige
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J’ai demandé un jour il y a longtemps au grand écrivain et poète québécois FélixAntoine Savard, ce qu’était pour lui le beau. « Le beau oblige », m’a-t-il répondu aussitôt. Cette réponse m’est revenue souvent comme une invitation à réfléchir. Je propose dans ce qui suit quelques-uns des éléments de cette réflexion. Le thème de la beauté est immense, et il est donc impossible d’y rendre justice en quelques pages à peine. Cela dit, il est naturel de considérer d’abord la beauté sensible, même si cette dernière fait cependant vite pressentir des niveaux plus élevés de beauté, comme la beauté morale, la beauté intelligible, la beauté spirituelle, voire le Beau lui-même. Notre méditation se découpera en dix points, tous relativement brefs. Beauté oblige VI 212 Questions ultimes 1 – Quelle beauté sauvera le monde? Dans le roman de Dostoïevski, L’idiot, un athée appelé Hyppolite demande au prince Mychkine : « Est-il vrai, prince, que vous avez dit, un jour, que la “ beauté ” sauverait le monde? Messieurs, s’écria-t-il en prenant toute la société à témoin, le prince prétend que la beauté sauvera le monde (…) quelle beauté sauvera le monde? (…) Le prince le contempla attentivement et ne répliqua point. » Ce silence du prince est mystérieux et fait songer au silence du Christ devant la question de Pilate : « Qu’est-ce que la vérité? » (Jn 18, 38). Ce que la question suggère à tout le moins, c’est que le monde ne sera pas sauvé par n’importe quelle beauté. Il doit en exister une qui peut le sauver, une autre qui peut le perdre. Dans les Carnets des Démons, d’autre part, Dostoïevski écrit : « La beauté est plus importante, la beauté est plus utile que le pain (…), la beauté seule est le but en vue duquel l’homme vit et la jeune génération périra si elle se trompe ne fût-ce que sur les formes de la beauté1. » 1. Dostoïevski, L’idiot, trad. A. Mousset, B. de Schloezer, S. Luneau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1953, p. 464; Carnets des démons, dans Les démons, [13.58.144.125] Project MUSE (2024-04-17 22:31 GMT) Beauté oblige 213 Voilà qui va dans le même sens que ce que nous venons de constater : se tromper sur les formes de beauté pourrait faire périr la jeune génération. Et pourtant, pourquoi la beauté véritable serait-elle si importante et si utile que les jeunes périraient faute de l’avoir connue? Comment prétendre que le beau soit plus « utile » que le pain, dans un contexte, par exemple, de famine et de pauvreté extrêmes, comme on en trouve de plus en plus dans le monde actuel? Le pain est nécessaire à la survie du corps et qui meurt de faim n’est guère en mesure d’apprécier la beauté. Il n’empêche, en revanche, que cette survie ne résistera pas non plus à une absence de sens. Il est difficile de ne pas penser ici, de nouveau, au suicide de nos jeunes, que n’empêche pas le pain, mais que pourrait empêcher une première découverte d’un sens à la vie donnée par l’expérience du beau. Qu’est-ce qui rend la vie digne d’être vécue? Et de toute manière, seule la beauté morale appelée justice pourra jamais remédier aux inégalit és inadmissibles qui génèrent ces famines et ces pauvretés qui vont partout croissant dans le monde d’aujourd’hui, et dont la trad. Boris de Schloezer, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1955, p. 974. 214 Questions ultimes cause première est la rapacité de quelquesuns , laideur par excellence s’il en est2 . La Beauté de Béatrice chez Dante ennoblit , celle d’Hélène chez Homère conduit au désastre. La question des formes de beauté posée par Dostoïevski est tout de suite claire en présence du visage. On constate que, dans l’icône, le corps sert de support au visage, qui retient le regard : on y entrevoit les sentiments, la pensée, la vie intime. De même, si on...