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1 – La mort et le visage La philosophie s’est tôt définie comme meletê thanatou (Platon, Phédon, 81 a), ce qui signifie « méditer sur » ou « s’exercer à la mort ». Devenue par la suite traditionnelle , cette définition a été à nouveau illustrée à notre époque par des philosophes de génie tels Heidegger, Lévinas et bien d’autres. Elle s’avère d’autant plus pertinente de nos jours où nous nous découvrons dans une culture de mort, comme on l’a dit et répété, mais d’une mort évasion plutôt que d’une mort que l’on accepte de préparer avec courage et lucidité, en l’interrogeant , pour ainsi dire. C’est aussi ce qui ressort entre autres de la belle conclusion du livre de Céline Lafontaine, La société postmortelle1. Notre monde actuel, si riche Vivre la mort V 1. Céline Lafontaine, La société postmortelle, Paris, Seuil, 2008, p. 223-226. 174 Questions ultimes en techniques, est taraudé par une grave incapacité de donner un sens à la souffrance et à la mort, de donner, à vrai dire, un sens à la vie humaine elle-même, pour soi-même et pour les générations qui suivent . Une lente agonie lui est intolérable , alors qu’on peut pourtant, à la suite d’Élisabeth Kübler-Ross, par exemple, voir l’agonie comme un processus de croissance et non comme un dépérissement dégradant2 . La demande d’euthanasie ou de suicide assisté a de bonnes chances de trahir un désir désespéré de fuir l’essentiel . L’évocation de la mort anticipée sert, en pareil cas, à ne pas la penser et à évacuer l’instant suprême. Mourir est-il vraiment cesser de vivre? L’apport d’Emmanuel Lévinas sur cette question et ce qu’elle implique est particuli èrement remarquable. Trois des thèmes majeurs de sa pensée méritent ici d’être relevés, qui s’éclairent réciproquement, soit ceux de la mort, du visage et de la responsabilit é pour autrui. Voici, pour commencer , quelques formules choc relatives à la mort, qui donnent à penser : « Le suicide est un concept contradictoire. (…) L’angoisse, d’après Heidegger, est 2. Cf. Élisabeth Kübler-Ross, La mort, dernière étape de la croissance, Montréal, Éditions Québec Amérique, 1977. [3.147.104.120] Project MUSE (2024-04-23 19:35 GMT) Vivre la mort 175 l’expérience du néant. N’est-elle pas, au contraire, – si par mort on entend néant –, le fait qu’il est impossible de mourir? » L’angoisse n’est donc pas de mourir, mais bien plutôt de ne pas mourir. « Le maintenant , c’est le fait que je suis maître, maître du possible, maître de saisir le possible . La mort n’est jamais maintenant. »« Spiro-spero. De cette impossibilité d’assumer la mort, Hamlet précisément est un long témoignage. Le néant est impossible. (...) “To be or not to be” est une prise de conscience de cette impossibilité de s’anéantir ». Et je ne peux m’empêcher de citer également cette phrase magnifique :« (…) il me semble parfois que toute la philosophie n’est qu’une méditation de Shakespeare3 ». Lévinas marque en outre avec force le fait que « la souffrance physique, à tous ses degrés, est une impossibilité de se détacher de l’instant de l’existence », et qu’il y a dans la douleur et la souffrance une« absence de tout refuge », une « impossibilit é de fuir et de reculer ». On y fait l’expérience d’une extrême passivité, une sorte de subir pur. Mais on y découvre en 3. Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, Paris, Presses Universitaires de France, coll.« Quadrige », 1983, respectivement, p. 29, 59, 61 et 60. 176 Questions ultimes même temps une « proximité de la mort », où « l’inconnu de la mort signifie que la relation même avec la mort ne peut se faire dans la lumière; que le sujet est en relation avec ce qui ne vient pas de lui. Nous pourrions dire qu’il est en relation avec le mystère4». « Dans cette impossibilit é de connaître l’après de ma mort, réside l’essence de l’instant suprême5 . » Lévinas a su mettre admirablement en relief, d’autre part, la dimension éthique des rapports...

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