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Lorsque Freud écrit en 1929 Das Unbehagen in der Kultur, que les traducteurs ont rendu par Malaise dans la civilisation ou par Malaise dans la culture, c’est à l’Europe qu’il impute cette souffrance. Quelques années plus tard, toujours à Vienne, Husserl formule un diagnostic parallèle, et tout aussi pessimiste. Le malaise des intellectuels provient d’une crise des sciences européennes, c’est-à-dire de l’idée même d’un savoir rationnel qui serait désormais stérile. Ses principes ne semblent plus susceptibles de s’ouvrir à l’humanité entière, une humanité que le philosophe qualifie d’européenne dans la mesure où c’est en Europe qu’a été pensé le concept universel d’humanité. En soulignant à quel point les nations européennes sont malades, Husserl établit que « la figure spirituelle de l’Europe », la seule civilisation à avoir porté son regard vers La crise de la culture européenne V 220 Le procès de l’Europe un horizon idéal, est menacée d’une dissolution interne. Ce qu’il appelle « la crise radicale de la vie dans l’humanité europ éenne1 », ne prend pas la forme de tel ou tel échec historique, mais celle d’une crise radicale de l’universalité. Elle concerne désormais tous les fondements de ce que l’Europe avait compris jusqu’alors sous le nom de culture. Devant ce renoncement de l’esprit, Benda et Pessoa n’avaient pas tort d’en appeler aux « hommes d’autrefois » qui portaient leurs regards vers l’Idée. Les hommes d’aujourd’hui ne croient plus dans la mission de l’Europe qui voulait être civilisatrice à l’égard de l’humanité entière. De fait, au XXe siècle, peu nombreux ont été les penseurs, souvent issus de l’Europe de l’Est comme Jan Patočka, Czesław Milosz, Leszek Kolakowski et Karel Kosik, ou de Russie, comme Alexandre Soljenitsyne, pour espérer un réveil de l’Europe et de l’Occident. Les Européens de l’Ouest, et les penseurs occidentaux en général, n’ont eu de cesse que d’accuser, d’affaiblir ou de déconstruire les principes de leur héritage comme s’ils avaient honte d’être aujourd’hui ce qu’ils auraient pu 1. E. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976, p. 7. [18.191.88.249] Project MUSE (2024-04-25 05:28 GMT) La crise de la culture européenne 221 être hier. L’attitude la plus répandue est celle du ressentiment des intellectuels européens, souvent suivis par leurs coll ègues d’autres continents, contre ce qui relève de la culture libérale et, pour reprendre l’expression américaine, des œuvres des DWEM ou Dead White European Males2. La crise de l’école et de l’université dans la transmission de la tradition, en témoigne , en premier lieu dans cette discipline académique que les Américains appellent Humanities. Que les études relevant des humanités soient contestées par ceux-là mêmes qui sont chargés de les enseigner témoigne d’un malaise qui touche aussi bien le visage de la culture que la figure de l’homme qu’elle avait édifiée. Ainsi, dans les années 1990, l’Université de Princeton votait, par trente-neuf voix contre quatre, la suppression de l’unité d’enseignement annuelle « Culture occidentale » au profit de la nouvelle unité « Culture, idées et valeurs ». Elle comprenait des œuvres non européennes, des œuvres féminines, et 2. Cornelius Castoriadis répondait du tac au tac : « Je me demande pourquoi on ne condamne pas, sur le même principe, l’héritage chinois, islamique ou aztèque, produits par des mâles morts, respectivement jaunes, blancs ou “rouges” », La Montée de l’insignifiance, Les Carrefours du labyrinthe 4, Paris, Seuil, 1996, p. 235. 222 Le procès de l’Europe des œuvres américaines récentes traitant des cultures africaines, hispaniques, asiatiques et indiennes. L’exemple des cultural studies, qui s’est généralisé par la suite, a mis en évidence le changement de cap de la culture occidentale. Elle ne s’ouvre plus aux autres cultures, comme le faisait l’anthropologie , elle se perd en elles à partir d’une sorte de béance, ou de trou noir, qui n’émet plus aucun rayonnement. Allan Bloom, fidèle à la conception libérale...

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