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Plaidoyer pour une littérature illisible La question du déchiffrement chez Alain Robbe-Grillet et Antoine Volodine SHAWN DURIEZ Université McGill, Montréal (Canada) L e consensus de la critique à l’égard de la production littéraire est aujourd’hui porté au constat de la fin des mouvements d’avant-garde et des expérimentations formelles menées sur le texte romanesque, et d’un retour en force, dès le début des années 1980, aux formes plus traditionnelles , moins complexes et alambiquées du récit, qui semble témoigner de l’incertitude des sociétés contemporaines vis-à-vis de leur inscription dans l’histoire. « Récit de mémoire, mémoire du récit semblent être deux motifs majeurs de la littérature présente», écrit Dominique Viart alors que le XXe siècle tire à sa fin. «Du reste, la littérature ne fait ici qu’enregistrer un mouvement bien plus large de la culture occidentale, elle-même en recherche de mémoire.»45 Les diverses avant-gardes et expérimentations néo-romanesques n’auront ainsi duré que deux décennies à peine avant de s’essouffler et, enfin, d’abdiquer devant ce qui semble être l’urgence de sonder les profondeurs d’une mémoire collective défaillante, qui peine à assurer la cohésion sociale dont elle est traditionnellement garante. Le récit à «l’ère du soupçon » Ce tournant esthétique, qui est souvent envisagé comme une répudiation généralisée des derniers élans révolutionnaires d’une époque elle-même révolue , est en réalité largement tributaire des mouvements avant-gardistes des années 1960 et 1970, dont les expérimentations, plus que de simples déconstructions formelles coupées définitivement du réel et du monde, sont l’expression d’une méfiance à l’égard de certaines tendances hégémoniques au sein du discours social, concernant notamment la possibilité du déchiffrement et de l’établissement de certitudes à l’égard de l’identité, individuelle et collective, et de son inscription dans l’histoire. Aussi Viart souligne-t-il cette continuité dans la rupture: ce retour [au récit] est surtout un renouveau car il ne fait pas l’économie des suspicions marquées par les décennies précédentes. Si bien que si la littérature présente renoue avec le plaisir narratif et De la postmodernité à la postérité 471 ne se refuse plus les séductions de la nostalgie, elle a aussi conscience de venir après un temps de critiques désormais incontournables.46 C’est dire que si l’on ne peut qu’attester de ce plaisir retrouvé de la narration et du récit, force est d’admettre que ce plaisir est celui du récit qui se joue de lui-même, revenant sur son héritage avec l’expérience du soupçon et du doute existentiels qui sont l’apanage de la « condition postmoderne »47. Ainsi, par exemple, de Patrick Modiano, dont la prose éminemment sobre et lisible, rappelant «le charme discret du parfait récit à la française, modèle 1920, marque N.R.F.»48, masque habilement les apories irréductibles de chacun de ses romans qui, lorsqu’ils sont adéquatement examinés, se détissent immédiatement sous les yeux du lecteur, révélant l’ambiguïté irréductible de leurs fondements. L’enthousiasme «fin de siècle » pour les questions mémorielles, identitaires et autobiographiques y côtoie la parodie subtile mais prégnante du roman policier, dont la traditionnelle clôture par la restitution véridique et incontestable des faits est systématiquement détournée et mise à mal par l’évanescence de la mémoire, l’ambivalence du témoignage et la fugacité des traces matérielles du passé. De même pour Jean Échenoz, dont l’œuvre entière est fondée sur l’autoréflexivité assumée du roman, se jouant des conventions et formules figées de la littérature générique – polar, roman d’espionnage, roman d’aventure, fiction biographique –, qu’elle déconstruit minutieusement afin de les soumettre à des exigences esthétique et stylistiques qui leur sont généralement étrangères. Mais l’exemple le plus probant de la méfiance contemporaine à l’égard de l’acte de raconter est sans doute celui du postexotisme d’Antoine Volodine, sur lequel nous reviendrons plus longuement en conclusion, qui ravive à contre...

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