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En 1982, quelques jours avant la fin du régime de la junte en Argentine, trente-deux ouvriers d’un chantier archéologique du Rio de la Plata sont « disparus ». En 1971, le père Martin Malone, un curé du Massachusetts connu et aimé de toute sa paroisse, quitte celle-ci pour faire une retraite en Californie; on le retrouve six mois plus tard dans un hôtel miteux de San Francisco, mort d’une overdose d’héroïne. En 1998, Jojo Villeneuve, résidente d’un parc de roulottes de Saint Petersburg en Floride, s’achète avec l’avance de son premier roman, 1001 American Nights, une monumentale maison d’été toute de vitre et de béton donnant sur la baie d’Acapulco. Trois événements complètement disparates, chacun comportant une certaine dimension journalistique. Chaque fois, j’avais trouvé sur mon bureau le récit de ces nouvelles potentielles, sur lesquelles faire enquête. La deuxième histoire, celle du père Malone, je la connaissais particulièrement bien, puisque j’avais fait une entrevue avec ce curé dans le cadre de mon reportage-scandale sur les crimes sexuels commis par le clergé – mais je n’avais jamais pensé associer les trois événements. Je ne l’aurais jamais fait si une quatrième II Le complot pour cacher l’Amérique LE DODÉCAÈDRE OU DOUZE CADRES À GÉOMÉTRIE VARIABLE 38 histoire, a priori sans rapport avec les autres, n’avait pas elle aussi abouti sur mon bureau l’année dernière. Avoir relié les trois histoires est un vrai petit miracle, mais ce miracle n’a rien de rassurant. Le pur hasard qui l’a permis me fait douter de ma propre profession. Il me rappelle combien il doit y avoir d’histoires qu’il reste encore à découvrir. Même quand tout le monde connaît les personnages et les événements, le hasard doit intervenir pour qu’une histoire soit reconstruite. C’est ce qui me pousse à croire que, pour chaque histoire qu’on réussit, avec beaucoup de chance, à reconstituer, il y en a des milliers d’autres qui restent éparpill ées et perdues. Et que, pour chaque personne intéressée, comme moi, à recomposer une histoire cohérente avec des faits que rien ne rapproche, une tonne d’autres préfèrent laisser ces faits dispersés et embrouillés. Ça me rappelle qu’il y a des gens qui veillent à s’assurer que les choses que nous imaginons ne peuvent être fixées sur papier. La quatrième histoire, celle qui faisait le pont avec les trois autres, était une enquête sur la contrefaçon d’œuvres d’art et d’objets anciens. Mon reportage, finalement diffusé sous le titre « Le livre des leurres », portait plus particulièrement sur le marché des premiers ouvrages imprimés et des incunables. Le commerce des incunables, comme celui de la plupart des objets d’art, est un univers exclusif dont les activités sont hautement secrètes, ce qui favorise la fraude. Le marché des premiers imprimés les plus rares n’est convoité que par quelques douzaines d’individus hypercompétitifs, où chacun envie tellement la collection de l’autre qu’il est parfois difficile de savoir qui possède quoi au juste. Les marchands se servent de cette rivalité pour gonfler le prix des pièces. Il arrive [18.191.228.88] Project MUSE (2024-04-25 03:00 GMT) 39 Le complot pour cacher l’Amérique souvent qu’il y ait davantage d’acheteurs que de produits, et les vendeurs les plus dénués de scrupules résistent mal à la tentation de vendre le même livre à tous les intéressés. C’est ce qui explique l’ampleur du problème de la contrefaçon. Comme il y a un marché, l’offre augmente pour satisfaire à la demande. Certains experts ont estimé que soixante pour cent des incunables vendus aux collectionneurs au cours des dix dernières années étaient contrefaits ou faussement attribués. Cette seconde catégorie est « l’alibi » par excellence de tous les commerçants d’objets d’art. Très peu d’entre eux refilent des copies frauduleuses en connaissance de cause, mais tous savent que l’attestation de l’origine de ces livres, sur laquelle ils doivent s’appuyer, n’est pas une science exacte ; les doutes sur l’authenticité des pièces sont donc...

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