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L’esprit dans la machine : L’alcool, la combinatoire et les héritiers hérétiques de Raymond Lulle Revue de sciences et technologies médiévales Grâce à sa prétendue machine pensante, Raymond Lulle (Ramón Llull en catalan) devint, au treizième siècle, le pionnier de la science de la combinatoire. Dans son journal, Lulle décrit une machine simple formée de deux disques rotatifs sur lesquels étaient gravés, à intervalles réguliers, des mots qui désignaient des attributs de Dieu. En tournant, les deux disques créaient des combinaisons de mots qui, proclamait Lulle, correspondaient à une qualité de Dieu encore plus précise. Par exemple, si le cercle intérieur contenait les mots grand, juste et parfait, et que la roue extérieure était ornée des attributs omniscient, puissant et créatif, la machine pouvait générer des combinaisons telles que justement puissant, parfaitement omniscient, etc. Aujourd’hui, nous savons pertinemment que la machine de Lulle n’était pas dotée de la faculté de penser, mais nous pouvons imaginer que le résultat aléatoire de ces X Quelques coupures de presse pour mon article sur la littérature automatisée 269 Quelques coupures de presse pour mon article deux disques a dû inspirer, à l’époque, une sorte d’admiration et de respect spirituel envers le dessein caché de l’Univers. Pendant longtemps, on a cru que l’invention de Lulle était une excursion médiévale solitaire dans le monde de la combinatoire , mais une série de manuscrits récemment découverts prouvent que d’autres ont suivi les traces de Lulle et qu’ils se sont rendus beaucoup plus loin que lui. L’obscure secte des Érigéniens n’est qu’une des centaines qui furent reléguées au rang des hérétiques par l’Église médiévale. Depuis toujours, on présumait que leur hérésie était une forme de panthéisme dilué, dérivé des écrits de Jean Scot Érigène. Cependant, des manuscrits érigéniens récemment découverts dans les Hébrides occidentales suggèrent une explication autrement plus intrigante de l’expulsion de cette secte. Les Érigéniens auraient repris l’idée d’une machine dotée de la faculté de penser et l’auraient combinée avec une autre des innovations technologiques glorifiées par Lulle. Lorsque Lulle a qualifié l’eau-de-vie distillée d’ultime consolatio corporus humani, ou summum du réconfort pour le corps humain, il ne faisait qu’exprimer la sagesse populaire des gens de l’époque, qui appelaient fréquemment l’alcool distill é aqua vitæ, ou eau de vie. La science de la distillation était un secret bien gardé par de nombreuses abbayes, et les Érigéniens étaient les experts de la région en la matière. Leurs produits distillés étaient vendus comme panacée d’un bout à l’autre des îles Britanniques et de l’Europe du Nord, apportant richesse et pouvoir à l’abbaye. D’ailleurs, la rumeur courait que les spiritueux érigéniens coulaient à flots dans l’enceinte même de l’abbaye. Les communautés monastiques avoisinantes écrivirent à Rome pour se plaindre des [3.144.48.135] Project MUSE (2024-04-24 20:16 GMT) LE DODÉCAÈDRE OU DOUZE CADRES À GÉOMÉTRIE VARIABLE 270 Érigéniens, qui entachaient leur réputation. Il suffit de lire entre les lignes pour comprendre qu’elles enviaient en fait les Érigéniens, qui attiraient beaucoup de novices et de riches donneurs d’aumônes. Selon l’opinion populaire, les Érigéniens dirigeaient l’équivalent médiéval d’une « fraternité » universitaire nord-américaine. Les Érigéniens trouvaient que la machine pensante de Lulle était beaucoup trop mécanique. En effet, il était impossible qu’une simple machine puisse décrire adéquatement une nature divine et qu’elle puisse créer sans communier avec la vie. Mais, peut-être qu’avec un peu d’aqua vitæ… Les Érigéniens se servirent donc du modèle de Lulle pour construire une immense machine pensante qui, plutôt que de n’avoir que deux disques, en avait douze. À elle seule, la plus petite roue comptait cent mots; le cercle extérieur, dix mille. Cependant, ce n’était pas le commun des mortels qui pouvait faire fonctionner cette machine. Seul un moine très inspiré par l’aqua vitæ pouvait se voir confié la charge d’insuffler...

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