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154 Le complexe d’Hermès ; Favete linguis ! On sait comment le roi de Milet, pour remercier Thalès d’une machine de guerre inventée par le philosophe, lui demanda ce qu’il voulait en récompense. Le philosophe, inspir é peut-être en cela par l’art persuasif (p́) d’Hermès, proposa au roi de déposer un grain de blé sur la première case d’un échiquier, puis deux sur la seconde, puis quatre sur la troisième et seize sur la quatrième, etc. La demande sembla raisonnable au roi qui y consentit. Seulement, par ce jeu exponentiel, toutes les réserves de blé de l’Ionie et probablement de l’Hellade entière n’auraient pas suffi à remplir la soixante-quatrième case de l’échiquier. De même, bien plus tard, en 1742, un mathématicien allemand de Königsberg, Goldbach, fit la conjecture selon laquelle tout nombre pair est la somme de deux nombres premiers. Or, étant donnée l’infinité numérique, il est impossible de démontrer si cette conjecture est vraie, fausse ou indécidable, ce qui, pour une science exacte comme les mathématiques, est plutôt fâcheux. Par ailleurs, Borgès évoque avec beaucoup d’à propos comment, durant l’une des nuits des Mille et une nuits, Shéhérazade, par une magique erreur du copiste, raconte textuellement au sultan l’histoire des Mille et une nuits, revenant à la nuit où elle raconte l’histoire des Mille et une nuits et ainsi de suite à l’infini. Imaginons l’horreur du sultan qui entend de la bouche même de Shéhérazade sa propre histoire et comprend qu’il est monstrueusement enfermé dans l’histoire racontée… Il faut s’instruire des contes. Ces trois anecdotes se­ ramènent toutes à la même vérité : l’ensemble de toutes les propositions vraies n’est pas axiomisable. Que serait donc une théorie de la traduction, sinon que cet ensemble ? Puisque les hypothèses de traduction d’un texte, prenons le Ulysse de Joyce, sont infinies en pratique, elles ne peuvent s’insérer dans un système interprétatif fermé. Il ne saurait donc y avoir de théorie de la traduction qui rendît compte des hypothèses dressées sur un grand texte, mais uniquement une réflexion ordonnée – et par ailleurs, contingente – de l’usage que tel ou tel texte, ou que telle ou telle traduction, Regards philosophiques sur la traduction 155 ; fait de la ­ langue. Cet usage place la poétique au cœur du problème de la traduction. Le traducteur doit sacrifier à Apollon, non à Hermès. Sous l’égide d’Hermès, la réflexion sur la traduction­ s’embrouille, au grand plaisir du dieu des voyageurs qui s’amuse souvent à les égarer ; Hermès leur inspire, en outre, des mots dont le sens déborde d’une catégorie à une autre, des mots comme fidélité, intuition, altérité qui signifient tantôt une chose, tantôt une autre selon la philosophie qui les thématise . Ils y sont poussés par Hermès, qui aime la dissimulation et à voyager sous des noms d’emprunt. Vouer un culte à Hermès, c’est s’abandonner à celui dont la tâche la plus secrète est de faire passer les âmes chez Hadès et son ténébreux empire, c’est choisir l’obscurité, plutôt que la lumière. En définitive, c’est s’abreuver à une source qui elle-même a soif. Que le dieu messager, Hermès, suspende maintenant son vol ! Qu’il retourne auprès de la source ombrageuse où nous l’avions vu tout à l’heure, songeur et triste, désireux des hauteurs de l’Olympe, jaloux de la liberté d’Apollon. Observons-le, pétri de l’angoisse de la fidélité, recru des voyages incessants pour livrer son message, l’esprit comme vanné de répéter les mots d’autrui qui, cruellement, le dépossèdent de lui-même. Il n’est jamais que par les autres. Son regard farouche s’égare dans les flots bleus. Il comprend qu’il ne pourra jamais se défaire de l’angoisse et de l’incertitude qui font parfois trembler sa voix d’une façon qu’aucun mortel ne peut entendre. Il se sent oppressé, borné par son message, écrasé par lui. Il n’a d’autre retraite que la source...

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