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This page intentionally left blank PARTIE 2 Anamorphoses intellectuelles [52.14.253.170] Project MUSE (2024-04-25 01:24 GMT) This page intentionally left blank Anamorphoses intellectuelle Les intellectuels sont les spécialistes de la culture seconde. Ce sont les architectes des représentationsstylisées, les dessinateurs de chromos qui supposément vont au-delà de ce que Fernand Dumont appelle bizarrement « la superficie des choses ». Cesreprésentations sont souvent réductrices maisprétendent débusquer, derrière les apparences, les dimensions importantes, essentielles. Leurs représentations sont desfaits de conscience qui sont des interprétations des réalités. Ces représentations sont toutes incomplètes et imparfaites : elles constituent des anamorphoses de la réalité, c'est-à-diredes images transformées par lesperceptions et les lentilles des idéologies. Un bon nombre d'intellectuels ontprésenté leur versiondesfaits : un mélange d'observations, de diagnostics,d'interprétations, deprojections et d'utopies. Ces versions desfaits ont eu un impact sur la vision des choses du peuple que ces intellectuels ont influencé. Toutes ces interprétations, on l'a dit, sont partielles et partiales. C'est dire qu'elles contiennent une part de vérité et une part de mystification. ' Nousprésentons ici un croquisde quatre de ces anamorphoses : celles d'André Laurendeau, d'Hubert Guindon, de Marcel Rioux, et de Fernand Dumont. Notre objectif est de montrer la puissance éclairante et les limites de ces interp rétations. Complémentaires, toutes partielles, toutes pénétrantes, toutes instruments de décodage, ces interprétations ne sont pas innocentes : elles visent toutesplus ou moins explicitement à inspirer des stratégies d'émancipation. Comme les aveugles de lafable indienne, cesintellectuelsprésentent leur description d'un éléphant dont ils n'ontpressenti qu'une partie. •73 Ma lecture de ces quatre interprétations n'est pas également généreuse. Certaines me semblent davantage que d'autres mériter notre attention. Certaines sont plus riches que d'autres. Certaines ont une plus grande valeur heuristique. Toutes cependant méritent une attention critique. La vision de Laurendeau, l'hypothèse éclairante de Guindon, la chatoyante etplurielle exploration des lieux par Marcel Rioux et le déprimant et tragique réductivisme de Dumont n'ont pas toujours reçu le traitement qu'ils étaient en droit d'attendre. Leurs pires ennemis ont souvent été leurs disciples, qui ont permis que le meilleur et lepire restent confondus. On permettra à un lecteur attentif et critique de faire un premier débroussaillage qui voudrait inciter le lecteurà revenir aux sourcespour profiter de leurs lumières, de leur intuition, de leur exubérance et de leurs erreurs. Il faut un peu d'insolence pour s'attaquer à ces Himalayas locaux : c'est l'insolence à laquelle ce sherpa invite lelecteur. 74 • Gilles Paquet — Tableau d'avancement [52.14.253.170] Project MUSE (2024-04-25 01:24 GMT) CHAPITRE 5 situationologue« 7/j/ <2 eu avant nous [...] des chevaliers errants de l'intelligence : les don Quichotte intellectuels du Canada français ». —Jean-Charles Falardeau L aurendeau fait la passerelle entre ce monde ancien — celui où Roger Duhamel pouvait sans faire sourire se présenter comme conférencier de métier — et un monde où les savoirs sont parcellaires,où la rhétorique n'est plus respectable. Dans ce monde ancien, les journalistes avaient un rôle important d'entremetteurs, d'intermédiaires, entre les producteurs de savoirs pointus et la sagessecommune. Ces courtiersfaisaient un travail qui allait bien au-delà de la synthèse ou de la vulgarisation. Ils étaient avant tout des éveilleurs de conscience, des poseurs de questions indiscrètes,les agents d'une pensée interrogative dont le rôle était de sortir la population de son somnambulisme de bœufs de labour. Bon nombre des premiersintellectuels québécoisont été des journalistes (Pierre Bédard, Etienne Parent, Arthur Buies, Henri Bourassa, Olivar Asselin, Georges Pelletier). Parallèlement, à partir du début du 20e siècle, une génération d'universitaires commence à prendre la relève lentement. Ce sont des essayistes — Léon Gérin, Edouard Montpetit, Esdras Minville, François-Albert Angers, etc. — qui vont contribuer à la fois André Laurendeau, situationologue •75 Andre Laurendeau, aux revues scientifiques et aux revues d'opinion, tantôt chercheurs tantôt pamphlétaires, assumant des rôles qui plus tard seront considérés comme incompatibles. André Laurendeau va tout au long de sa vie garder ses distances par rapport à l'université. Il évitera les carcans disciplinaires et n'aura pas de grille patentée pour analyser les problèmes. Il en sera moins prévisible et plus pragmatique. En ce sens, André Laurendeau a été un praticien des sciences humaines, mais des sciences humaines riches et mieux intégrées, pas encore aseptisées par le positivisme. Dans son discours de réception à la Société royale du Canada, en 1955, Jean-Charles Falardeaudisait que « l'exubérantevie scientifique et esthétique dont nous avons aujourd'hui l'évidence dans notre société n'a été possible que parce qu'il y a eu avant nous, depuis le milieu du XIXe siècle et jusqu'à une époque toute récente, des chevaliers errants de l'intelligence : les Don Quichotte intellectuels du Canada français. Redresseurs des torts d'une tradition introspective, idéalistes peut-être, mais persévérants et inflexibles, qui ont exploré pour nous les régions en deçà de la théologie et au-delà de l'habitude ; qui ont posé des jalons, discouru dans la solitude ». Ces chevaliers errants de l'intelligence prospectent un vaste territoire guidés par une certaine sagesse et par les impératifs du moment. Ils font la chronique raisonnée des événements, supputent les tenants et les aboutissants, et présentent à leur société une peinture à la fois ample et précise de leur époque. Le miroir qu'ils présentent à leurs contemporains est actif et intelligent : il ne se contente pas de refléter, il a un but, il veut faire ressemblant, comme dirait Alexandre Vialatte. André Laurendeau a été un de cesDon Quichotte brillants, mal apprécié par lesacadémiciens parce qu'il campait en marge du grand courant scientiste moderne. Cette grande vague scientiste commence au 17e siècle lorsqu'on a misé sur la logique formelle contre la rhétorique, sur l'universel contre le particulier, sur les principes généraux contre le concret, sur l'attention aux facteurs permanents contre le souci du moment opportun. Au Québec, elle a commencé à tout emporter avec la construction de l'université moderne au 20e siècle. La tradition nouvelle va exproprier l'ancienne de tout son pouvoir. C'est elle qui lentement devient la norme et met de côté, comme étant sans intérêt, l'oral, le particulier, le local et la préoccupation du moment. Or, justement, ce qui va préoccuper les intellectuels québécois du milieu du 19e siècle à la Seconde Guerre mondiale, ce sera le concret, le pratique, le local, le hic et nunc. Ce qui fait que certains vont célébrer le remplacement de ces intellectuels Don Quichotte par des experts spécialistes comme 76 • Gilles Paquet — Tableau d'avancement l'entrée dans la modernité pour le Québec (Fournier, 1986). Cependant, ce remplacement a laissé un grand vide de sagesse, car le scientismea imposé une sorte de monopole sur la production de la connaissance, et le mode de pensée nouveau a condamné l'ancien aux oubliettes.Ainsi s'est perdue une tradition importante au Canada français. On a banni ce mode de pensée ancien qui, au lieu de partir du raisonnement théorique pour aller vers les applications, suit le chemin inverse. Il s'agit là d'une démarche fructueuse pour la réflexion professionnelle, mais qui n'a pas vraiment encore été avalisée par les tenants de la rationalité technique, rationalitéqu'elle importune parce qu'elle remet en question son monopole. Cette façon de penser concrètement a ses lettres de noblesse pourtant. Elle est dans la tradition de Montaigne, qui tout en discourant nous dit qu'il parle la bouche pleine ou qu'il est tombé de cheval. C'est la façon de travailler de Laurendeau, qui part de petites choses concrètes pour élaborer son raisonnement et qui donne l'impression souvent de découvrir le flux de sa pensée à mesure même qu'elle se développe. Même si Laurendeau n'arrive au journalisme, semble-t-il, que par hasard, il est naturellement à l'aise dans ce métier qui lui va comme un gant. L'homme et sa méthode André Laurendeau n'a pas la prétention d'expliquer, mais il veut seulement comprendre et faire comprendre. Il ne va donc pas être tenté de simplifier les situations à outrance pour qu'elles entrent dans ses schèmes. Il mêle le positif et le normatif parce qu'ils sont mêlés dans le réel. Ses travaux partent la plupart du temps d'un détail qui, comme un fil tiré dans un tissu, en révèle la trame : ses analyses ressemblent souvent à une sorte de conversation avec la situation. Laurendeau, comme ses prédécesseurs, prouve le mouvement en marchant. Mais, derrière ce qui pourrait paraître à l'observateur pressé comme un vaste commentaire sans profondeur, en marge des événements, comme des éphémérides, se cache une méthode d'analyse fine qui a une grande valeurheuristique. On a souvent noté le caractère anxieux de Laurendeau. C'est qu'il était toujours engagé dans une entreprise d'observation et de commentaire qui absorbait son être tout entier. Il était une sorte de vigile permanent. Comme on ne peut pas tout voir et tout commenter, Laurendeau aura à choisir mais ne le fera jamais à la légère. André Laurendeau, situationologue •77 [52.14.253.170] Project MUSE (2024-04-25 01:24 GMT) Le sextant, dans les analyses de Laurendeau, c'est le soucipersonnaliste. Pour lui, il s'agit toujours de trouver ou de préserver un équilibre, fûtil précaire, entre l'individu et ses « circonstances ». Son nationalisme, par exemple, ne sera jamais holiste et collectiviste, mais ce sera un nationalisme de solidarité qui permet à l'individu d'être préservé dans les brassages de masse. Entre la nation (société quasi contractuelle) et la nation (communauté quasi tribale), Laurendeau opte pour un nationalisme qui respecte les personnalités et se définit avant tout comme une attitude de l'homme« attentif à ne rien laisser perdre des forces que le passé lui transmet » (Notre nationalisme, 1935J. Quant à sa méthode, elle est simple : c'est celle du cas par cas. Entre le totalitarisme idéologique et le relativisme de village, Laurendeau cherche la troisième voie, que d'autres ont nommée prosaïsme, aux deux sens de ce terme : il sera prosateur, c'est-à-dire anti-poétique et anti-lyrique, et prosaïque, c'est-à-dire proche du quotidien. Pour Laurendeau, comme pour Tolstoï, le mal arrive par l'inattention, par les petits changements qu'on n'a pas notés pour les corriger ; ne pas être en alerte moralement, c'est, pour Laurendeau, négligence criminelle. Il y a donc toujours dans les textes de Laurendeau des procédés de style, des trucs grammaticaux dont l'objet est de signaler le détail. Prose simple et lisse en surface mais toujours tendue parce que chaque texte est un peu comme une toile d'araignée que Laurendeau file et tisse autour du détail déclencheur. L'objectif est toujours de rappeler au lecteur certaines valeurs morales, de l'inciter à mieux voir, derrière le détail, le principe en question, et de mobiliser son attention pour le faire agir. Tension de tous les moments que celle de Laurendeau, pour qui il faut être moralement vigilant et pour qui l'attention de tous les instants est ce qui compte. Aucun repos à chercher du côté des béquilles idéologiques. Quelques exemples On pourrait choisir nombre d'exemples pour illustrer cela. J'en retiens trois. Le premier, c'est la crise de la conscription de 1942. Le déclic vient ici d'une « promesse trahie ». On chercherait en vain, dans l'analyse que fait Laurendeau rétrospectivement de cette « crise » (La crise de la conscription, 1962), des corrections rendues nécessaires par l'histoire. Le centre du débat demeure, en 1962 comme en 1942, la promesse trahie du gouvernement 78 • Gilles Paquet —^ Tableau d'avancement fédéral, qui a acheté le droit de participationà la Seconde Guerre mondiale au prix de la non-conscription et qui a renié son engagement lors du plébiscite national, condamné à minorer automatiquement la communauté à laquelle la promesse avait été faite. De ces débats vont sortir un sens de la dignité humaine violée, un« vote de race » et un nouveau parti politique, le Bloc populaire. Même en 1962, Laurendeau refuse de faire l'analyse de la conscription en termes« purement rationnels : c'est un écueil que nous tenterons d'éviter ». Ce qu'il voit, c'est la promesse trahie et la fin d'un loyalisme : « En définitive, il s'agissait de sentiments ; mais l'un d'entre eux est le respect de soi ». On n'est pas très loin de ce que dira Fernand Dumont quand, à bout d'arguments pour expliquer son indépendantisme, il dira simplement que c'est pour l'honneur. Le deuxième exemple que je prendrai touche la politique sociale. Laurendeau va trouver dans le courant de pensée personnaliste un moyen de réconcilier son engagement chrétien et nationaliste et sa critique sociale du capitalisme. Mais il ne va pas développer sa pensée de manière abstraite. Un régime de rentes dérisoire .des enseignantes à la retraite, la grève de l'amiante, des représentations des jeunes chômeurs de Saint-Jérôme : tout lui est occasion de développer son « nationalisme social ». Il défend le syndicalisme, l'aide sociale, l'habitation à loyer modique et la réforme de l'éducation — véritable voie de sortie de crise —, mais toujours dans une optique libérale qui met l'accent sur la nécessité de ne pas donner dans le dogmatisme étatiste et de mettre en avant partout les priorités démocratiques. L'éducation en particulier est perçue par Laurendeau comme une variable centrale mais qui réclame une politique qui garde une protection pour les citoyens par rapport à leurs gouvernements. Laurendeau va s'opposer au monopole d'État dans l'éducation et ne verra pas la création d'un ministère de l'Education au Québec comme une panacée. En fait, l'autorité morale du Conseil supérieurde l'éducation — une émanation de la société civile — lui apparaît fondamentale. Il met d'ailleurs au centre de l'éducation une « solide éducation nationale » qui construira la solidarité vécue et l'appartenance au milieu et s'opposera au bourrage de crâne qui crée seulement de « jeunes barbares ». On estloin desdroits collectifsquecaricatureCitélibresd'un caporalisme qui voudrait faire de l'État le gardien de cesdroits. Laurendeau cherche une voie moyenne qui lui permette d'utiliser le nationalisme comme ferment de solidarité menant à une conscience sociale exhaussée. Son nationalisme social ne se départira jamais d'une certaine méfiance par rapport à l'État et André Laurendeau, situationologue •79 à sesbureaucrates, tout au moins tant qu'on n'aura pas réformé la fonction publique après avoir réformé l'université. De cette dernière, il attend d'une manière un peu utopique une élite « de l'intelligence, de la générosité, du travail » sortie d'universités où « dominerait la passion de la recherche, de la qualité »et qui fournirait les grands commis de l'Etat qui transposeraient naturellement dans la fonction publique « leur dynamisme, leur sens du travail, leur enthousiasme ». Mon dernier exemple concerne le fédéralisme, le séparatisme, le bilinguisme et le biculturalisme. La perception qu'a Laurendeau du fédéralisme canadien et de ses soubassements prend aussi ses racines dans des événements précis. Laurendeau, contrairement à beaucoup de ses contemporains, voit la fin des appels possibles au Conseil privé de Londres, en 1949, comme un gain pour Ottawa et une perte pour les provinces. Pour lui, le fédéralismeest un jeu à somme nulle. Il développe sa théorie du roi nègre pour caractériser la bienveillance des Anglo-Canadiens vis-à-vis de Maurice Duplessis lors de l'expulsion de Guy Lamarche, journalisteau Devoir, des bureaux du premier ministre du Québec. Le fédéralisme veut dire décentralisation pour Laurendeau et il ne manque aucune des occasions qui lui sont offertes dans les années 50 (rapport Massey, financement desuniversités, accords fiscaux, gouvernement Diefenbaker, etc.) pour dénoncer l'érosion de la notion du Québec comme société distincte. Laurendeau dira qu'il a perdu son séparatisme dans les années 30 lors de son passage à l'étranger, mais il supporte mal les brimades du fédéralisme à la Saint-Laurent. Il veut un fédéralisme restauré, mais il n'en développe nulle part une vision complète : le cadre qu'il recherche doit faire grande part au nationalisme et abolir la règle d'inégalité entre les deux majorités qui habitent le pays. Les irritants majeurs qui reviennent portent la plupart du temps sur l'autonomie du Québec et sur la langue. Laurendeau discute d'une multitude de cas où le gouvernement central semble adopter une attitude de monopole sans respect pour les valeurs nationales ou les symboles linguistiques du Québec (manque de francophones à la fonction publique fédérale, chèques unilingues, etc.). Ses écrits prospectent un terrain vague entre le séparatisme et l'anti-séparatisme et il demande la création d'une commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme parce que cela lui semble être la seule manière de mettre le problème du Canada à l'ordre du jour des débats nationaux avant qu'il ne soit trop tard. Quand on lui offrira la coprésidence de cette commission, il l'acceptera parce que c'est la meilleure manière, dira-t-il, de combattre l'inégalité à ce moment-là. 80 • Gilles Paquet — Tableau d'avancement [52.14.253.170] Project MUSE (2024-04-25 01:24 GMT) Certains ont vu dans la Commission royaled'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme un procédé pour sauver le fédéralisme à tout prix. D'autres n'en retiennent que les suites données par les hommes politiques du moment pour mettre en place une politique nationale de bilinguisme dans la fonction publique fédérale. On aurait tort cependant de penser que Laurendeau y est entré avec des préjugés. Il n'est pas un fédéraliste inconditionnel. Son entrée dans le travail de la Commission n'a pas été autre chose que l'aboutissement d'une recherche qui ne lui laissait pas de répit. Laurendeau disait qu'il avait la religion de la recherche et il admirait les masses qui « ne se laissent pas prendre aux singeries de l'intelligence» (Ces choses qui nousarrivent, 1970,). On ne saurait dire si sa mort prématurée l'a empêché de franchir une autre étape dans cette quête personnelle. Certains qui l'ont fréquenté dans les derniers temps ont suggéré que son angoisse croissait à mesure que les travaux de la Commission progressaient et que le séparatisme en arrivait à être de plus en plus pour lui un projet et de moins en moins un rêve et une aventure. Nous ne saurons jamais si l'incapacité à réaliser l'égalité effective des deux majorités au Canada l'aurait amené à choisir l'indépendance. Ce qui est certain, c'est qu'il n'aurait pas toléré la récupération qu'on a faite des travaux de la Commission non plus que les interférences politiques qu'elle a subies après sa mort, et qu'il n'aurait pas approuvé les suites qu'on a données aux travaux de la Commission. Les attaques qu'on a montées contre les travaux de la Commission et les méthodologies employées ont été considérées par certains comme minant la crédibilité des recherches entreprises.Ces attaques constituaient souvent d'ailleurs des attaques personnelles contre les positions que défendait Laurendeau. Il n'en reste pas moins que, pour autant que Laurendeau a eu un impact sur la recherche de la Commission, il a évidemment contribué à lui garder une ouverture et un style assez éloignés des normes qui s'imposaient àl'université. On peut se demander cependant si la nature même du problème auquel la Commission faisait face ne réclamait pas un genre nouveau de prospection. En effet, il ne s'agissait pas pour la Commission d'analyser à froid un problème objectif, mais de résoudre à chaud une crise de société. Les méthodes que ce genre de problème appelle sont assez différentes. Impossible, en effet, de disposer d'objectifs clairs et non ambigus non plus que de croire qu'on va pouvoir compter sur des relations entre moyens et fins qui soient fermes et calibrablesavec certitude. On parle de ce genre de problèmes comme de « problèmes vicieux», dans la littérature spécialisée. Ces « problèmes » réclament un outillage André Laurendeau, situationologue •81 mental qui déborde l'usage habituel de l'hypothèse dans les sciences humaines : il ne s'agit plus de falsifier des hypothèses par le recours à une réalité objective, mais de créer une situation nouvelle sans précédent. Voilà qui ne peut se faire que par un multilogue et un processus de planification interactive avec les groupes en présence. On a développé depuis les années 60 diverses versions de ce genre de procédés de recherche en sciences humaines (Lefebvre, 1961), mais au moment où Laurendeau et la Commission étaient au travail, on peut dire que ces procédés n'étaient pas encore en vogue. On a donc critiqué ferme ce qui allait devenir un modèle assez populaire dans les décennies qui ont suivi. Il n'est pas facile de savoir s'il faut attribuer à André Laurendeau ce genre d'innovation. Il reste que le procédé ressemble tellement à ce qui a été son modus operandi antérieur qu'il est raisonnable de supposer qu'une part de cette innovation lui est attribuable. Le projet de la Commission Laurendeau-Dunton est resté en chantier et a tourné court après la mort de Laurendeau. Il n'est donc pas possible de voir clairement de quoi aurait eu l'air cette réalité nouvelle si l'expérience avait été menée à terme. Cependant, il n'est pas sans ironie que les procédés d'enquête de deux journalistes (Davidson Dunton était en effet également journaliste) accusés d'avoir commis un travail primaire puissent être considérés, avec le recul du temps, comme travail de pionnier dans le monde des sciences humaines. Centralité de la communauté Laurendeau se distingue des autres chevaliers errants de deux manières : d'abord, par une sensibilité particulièrement aiguë qui va l'entrainer à réagir très fortement à certaines provocations ; ensuite, par un effort consciencieux pour faire la chronique de ses combats intérieurs dans des écrits qui mêlent allègrement constats et confidences, analyse subtile et états d'âme. L'origine de l'engagement nationaliste de Laurendeau est exemplaire. Il l'attribue à une « fierté blessée » (Laurendeau, 1970 : 52) face à un groupe humain traité avec mépris. Ce sursaut qu'il ressent dans les années 30, et qui anime le mouvement Jeune-Canada, va s'affiner, s'approfondir, mais ne jamais cesser d'être le fer de lance de son action. Son séjour en Europe va le convaincre que culture et identité sont le ferment du progrès économique. Il tirera de ses observations européennes la conviction que le mépris dans lequel on tient les Canadiens français, et qui est profondément inscrit dans certaines institutions, porte à 82 • Gilles Paquet — Tableau d'avancement conséquence : les Canadiens français sont menacés d'étouffement culturel, et donc de progrès économique lent, dans un cadre fédéral qui resterait trop centralisé. Le nationalisme de Laurendeau n'est donc pas d'abord politique : il est surtout existentiel et sociologique. Et la stratégie d'action qu'il lui inspire va être à l'avenant : Laurendeau veut « rappeler au lecteur certaines valeurs morales, [...] l'inciter à mieux voir derrière le détail le principe en question, [...] mobiliser son attention pour le faire agir » (Paquet, 1989a : 97), susciter un sursaut culturel susceptible de promouvoir le progrès économique et social chez un peuple dont il sent intensément la fatigue culturelle. Cette hypersensibilité de Laurendeau et son brin de narcissisme ne l'empêchent pas de développer, par le biais de sa méthode du cas par cas, une perspective originale sur la démocratie. Il sera l'un des premiers à dénoncer la fausse neutralité du processus démocratique et des mécanismes par lesquels on prétend amener les citoyens à s'oublier dans la recherche d'une représentation politique. Pour Laurendeau, la puissance publique n'échappe jamais à la reddition de compte que lui impose une société civile plurielle. La démocratie doit reconnaître les communautés et leur donner le droit d'être représentées comme telles. Cette démocratie descommunautésimposeleprimat de lareprésentation des communautés sur les questions pratiques de résolution de problèmes. Pour Laurendeau, elle engendre aussi, par voie de conséquence, un primat des engagements pris envers les communautés sur tous les impératifs collectifs quels qu'ils soient. On comprend donc pourquoi Laurendeau sera profondément troublé par la promesse trahie des politiciens fédéraux qui, pour obtenir lesupport du Québec àlaparticipation du Canada àla Seconde Guerre mondiale, s'étaient engagés à ne pas imposer la conscription, mais qui l'imposeront quand même en 1942 après un plébiscite national destiné à mettre la communauté canadienne-française en minorité. C'est cette promesse trahie qui l'amènera à réclamer un partage de la souveraineté qui permettrait à chaque communauté nationale au Canada de contrôler les instruments nécessaires à son développement. Dans le reste du présent texte, on veut montrer comment cette idée de démocratie des communautés s'est construite dans les travaux de Laurendeau, et comment elle peut constituer une réponse plausible aux défis posés par la gouvernance des sociétés polyethniques dans le monde contemporain. André Laurendeau, situationologue •83 [52.14.253.170] Project MUSE (2024-04-25 01:24 GMT) De la fierté blessée à la promesse trahie C'est le caractère existentiel des perspectives d'André Laurendeau qui marque ses premières interventions et anime ses travaux à l'Action nationale dans les années 30. Dès le départ, il y a la remise en question d'une notion d'État considéré comme un dépassement désirable des communautés, une sorte de pari sur le plus petit dénominateur commun qui transcenderait la vie communautaire et promettrait une démocratie triomphante. Selon Laurendeau, les deux cultures ne peuvent s'additionner (cité par Monière, 1983 : 70), les différences doivent être préservées dans l'État. Voilà qui ne facilite pas l'administration, mais qui est un sine qua non pour Laurendeau. Pour lui, la communauté, c'est le Canada français. Et à moins que les Canadiens français ne soient pleinement représentés comme communauté dans la gouvernance du Canada, ce sera fatalement l'éclatement. On sent donc qu'à la fierté blessée ne saurait répondre qu'une solution — un pays « né dans nos cœurs » (Laurendeau, 1935 : 50), ou tout au moins un espace communautaire public comme La Laurentie, et non pas« un État qui ne remplit pas son devoir, puisque son appareil de lois au lieu de favoriser tous ses ressortissants en gêne un bon tiers et grignote quotidiennement ses libertés » (Laurendeau, 1934 : 56-57). La fierté blessée lui fait entrevoir ce que serait une société décente — une société où les institutions n'humilient pas les personnes (Margalit, 1996 : 1) — et une notion de démocratie dont le respect des minorités serait la pierre de touche. Une telle démocratie réclame des règles de procédure strictes, mais ne saurait s'en contenter. En effet, comme on l'écrira 60 ans plus tard, un jeu de procédures ne saurait inspirer l'engagement moral et civique qu'une gouvernance intégrée réclame (Sandel, 1996 : 323). Il faut donc un pacte qui reconnaisse, reflète et garantisse du pouvoir aux communautés fondatrices du Canada. Laurendeau ne produira pas une épure de ce genre de société décente ou de cette démocratie des communautés. Mais il en livrera certaines images au fil de ses écrits, et il suggérera qu'elles ne peuvent se construire que sur le nationalisme, la négociation et la confiance. Car la démocratie a besoin de racines : il y a nécessité de l'enracinement comme mode de participation à l'universalité (Monière, 1983 : 85). Laurendeau ne croit pas que son projet soit une sorte de recherche de la quadrature du cercle. Et il n'hésite pas à dire qu'il est prêt à prendre des risques pour réaliser le développement du Canada français dans le cadre 84 • Gilles Paquet — Tableau d'avancement fédéral. Mais il demeure fort méfiant. Il voit dans la promesse trahie de 1942 (et dans le subterfuge du plébiscite national qui a été utilisé pour légitimer la volte-facesur la question de la conscription) un rejet des vœux de la communauté canadienne-française. Lesdés ont été pipés : leplébiscite n'a été qu'un stratagème destiné à mettre automatiquement en minorité la communauté à laquelle la promesse a été faite (Laurendeau, 1962). La Ligue pour la défense du Canada a pourtant réussi à faire entendre la voix de la dissidence : 85 % des Canadiens français ont voté NON à la conscription le 27 avril 1942. Mais cesvoix n'ont eu aucun écho. C'est que la démocratie des communautés n'existe pas au Canada. Ce qui existe à la place est un projet constitutionnel libéral (que certains n'ont pas hésité à déclarer anti-démocratique et anû-communautarieri) qui vise à utiliser le pouvoir fédéral pour créer une seule communauté et dans lequel les vues des communautés n'ont aucune importance si ce n'est quand elles supportent le projet intégrateur (Carter, 1998 : 20). La brimade de 1942 est ressentie existentiellement par Laurendeau. C'est le respect de soi que cette trahison a entamé : « Nous étions un troupeau qu'on mène rondement : on nous conduisait mais on ne nous avait pas » écrira-t-il dans l'analyse qu'il fait de la crise de la conscription vingt ans après les événements (Laurendeau, 1962 : 157). De la promesse trahie à la souveraineté partagée Laurendeau veut créer la démocratie des communautés et la « société décente ». Et pour réalisercet objectif, ilva entrerdans l'arènepolitiqueaprès la crise de la conscription de 1942. C'est l'aventure du Bloc populaire. Le Bloc populaire est un parti politique qui a une aile fédérale et une aile provinciale. Son projet est bâti sur la complémentarité nécessaireentre leurs actions pour que s'accomplisse la décentralisation qu'on recherche et le partage de la souveraineté. Le Bloc réclame l'égalité politique entre les peuples fondateurs, l'instauration du bilinguisme institutionnel, la symétrie entre le traitement des minorités françaises hors Québec et celui de la minorité anglaise au Québec, une relation d'égal à égal entre l'Etat fédéral et les provinces, et une politique sociale pour aider les «classes nécessiteuses », qui s'inscrit en faux contre le principe d'universalité que veut imposer Ottawa. L'Etat tel que défini par le Bloc est un instrument de modernisation sociale qui veut travailler au développement de la communauté. Laurendeau veut enlever le pouvoir de faire des lois à un gouvernement où André Laurendeau, situationologue -85 les Canadiens français sont en minorité pour le donner à un gouvernement où ils sont la majorité, rétablir un meilleur équilibre entre les deux niveaux de gouvernement, et donner au gouvernement québécois les moyens de servir les intérêts de la communauté canadienne-française. Comme, malgré la présence de l'aile nationaliste militante, cette vision de la démocratie des communautés ne semble pas s'imposer à Ottawa, on va chercher à imposer à Ottawa, à partir de Québec, la thèse de la souveraineté partagée. Cette thèse, il faut le noter, est en flagrante contradiction avec les conclusions et recommandations de la Commission Rowell-Sirois, qui vient de soumettre son rapport au gouvernement du Canada. Celui-ci défend une centralisation accrue et constitue un refus de la démocratie des communautés. Même si le Bloc populaire fait long feu, il constituera un programme qui va mettre sur la table un premier avatar de la thèse de la souveraineté partagée. Cette thèse définit le gouvernement du Québec comme une portion de l'Etat canadien qui peut et doit travailler au développement de la nation canadienne-française, et qui ne peut le faire que si la démocratie canadienne reconnaît que la communauté canadienne-française a droit de cité comme partenaire égal à part entière dans la gestion de l'État canadien. Pour que cette souveraineté partagée s'impose, il faut que l'État provincial impose la légitimité de son dominium dans nombre de domaines. L'échec de cette stratégie est surtout attribuable au fait que la démocratie canadienne des années 40 (mais on pourrait en dire autant des années 90) reste engluéedans le carcan homogénéisant et unificateur de ce que Stephen Carter (, 1998) appelle « le projet constitutionnel libéral ». Elle doit à sa parentèle britannique un certain travers assimilatoire et une incapacité fondamentale à reconnaître aux communautés un droit à êtrereprésentées comme telles (Tully, 1995). Le rejet des communautés sefait au nom d'une citoyenneté qu'on déclare essentiellement individuelle et dont l'objet est justement de transcender les particularismes communautaires. Dans cette notion traditionnelle de démocratie, les droits collectifs sont des êtres de raison ; les communautés n'existent pas. Tout au plus les références aux communautés sont-elles considérées comme l'usage abusif de marqueurs insignifiants (si ce n'est au plan symbolique) qui ne sauraient entamer la réalité politique considérée comme la seule forme valable de participation pour le citoyen une fois qu'il est dégagé de sa gangue communautaire. Pour Laurendeau, ce réductionnisme est inacceptable. 86 • Gilles Paquet — Tableau d'avancement [52.14.253.170] Project MUSE (2024-04-25 01:24 GMT) Pour une démocratie des communautés Laurendeau réclame une démocratie qui reconnaisse l'authenticité de la société civile et des communautés ethnoculturelles, et qui donne à ces communautés une part de la souveraineté. Le fédéralisme lui apparaît une formule viable justement parce qu'il permet ce découpage de la souveraineté et donc constitue un régime qui est bien ajusté à une réalité communautaire plurielle. Pour Laurendeau, la notion de communauté est essentialiste (substantialiste, diront certains comme Nash [1989]) : Laurendeau considère la communauté ethnolinguistique du Canada français comme possédant certaines caractéristiques primordiales immanentes qui en font une communauté au premier degré. Ces caractéristiques(au niveau du sang, de la langue, des origines et d'une histoire commune, etc.) constituent des marqueurs qui débordent vastement le nom et les symboles. Laurendeau ne niera pas l'existence d'autres communautés qui sont le résultat de différences secondaires ou subsidiaires, mais il les exclut de son terrain des opérations : il considère ces communautés d'identité comme des formes sociales transitoires ou éphémères. Cet impératif catégorique n'est pas sans révéler une certaine fermeture d'esprit. En effet, il est surprenant de voir Laurendeau exhausser les différences ethnolinguistico-culturelles mais occulter à toutes fins utiles les Premières Nations ou tout au moins ne pas leur donner une importance suffisante pour avaliser un droit à une part de la souveraineté. Il ne semble pas avoir perçu que sa logique devait l'entraîner inévitablement à conclure que les Premières Nations aussi étaient des communautés au premier degré. Laurendeau veut assurer la représentation politique des communautés premières en leur donnant un ordre de gouvernement à elles. C'est une réponse qui n'est pas plus retenue à l'époque qu'elle ne semble l'être dans la plupart des analyses plus récentes qui cherchent une solution aux défis posés par les sociétés polyethniques et multiculturelles.Dans la plupart des cas (alors et maintenant), on essaie de contourner la difficulté en assurant une certaine reconnaissance ou représentation plus ou moins symbolique, ou en fournissant un certain support pour renforcer les communautés, mais sans jamais aller aussi loin que Laurendeau, c'est-à-dire parler de souveraineté partagée entre les communautés. Cela tient tout autant à la difficulté de s'entendre sur la nature des communautés primordiales qu'à celle de définir des moyens de partager utilement la souveraineté. André Laurendeau, situationologue • 87 ...

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