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CHAPITRE I CONTEXTE HISTORIQUE Bien qu'on ne puisse affirmer connaîtretous les éléments qui, il y a plusieurs siècles, firent de la péninsule ibérique un des hauts lieux du savoir en Europe, l'aperçu général des événements importants ayant marqué l'histoire de cette région permet de faire ressortir les divers facteurs qui ont favorisé l'émergence d'une activité de traduction et de voir dans quelles conditions historiques, c'est-à-dire économiques, sociales, politiques, religieuses et, disons-le, culturelles, les connaissances héritées des Arabes furent, par le biais de la traduction, récupérées par les Occidentaux. La domination arabe : émirat, califat et royaumes de taïfas C'est en 711 que Toletum, capitale du royaume wisigothique depuis près d'un siècle et demi et de fait première capitale de YHispania, royaume baptisé par ses créateurs regnum Gothorum, fut conquise par lesArabes. Ceux-ci, semble-t-il, n'éprouvèrent guère de difficulté à se rendre maîtres de la ville qui n'était plus que la capitale d'un royaume affaibli, miné par les querelles intestines et dont les habitants croulaient sous le poids des impôts. Le renom culturel que la ville avait acquis au VIe siècle grâce à un renouveau artistique et littéraire s'était éclipsé, et le climat social s'était dégradé, en particulier à la suite des persécutions régulièrement subies par la population juive depuis la conversion définitive des Wisigoths au catholicisme lors du 7 CHAPITREI CONTEXTE HISTORIQUE Bien quIon ne puisse affirmer connaitre tous les elements qui, il y a plusieurs siEdes, firent de la peninsule iberique un des hauts lieux du savoir en Europe, l'aper<;u general des evenements importants ayant marque l'histoire de cette region permet de faire ressortir les divers facteurs qui ont favorise l'emergence d'une activite de traduction et de voir dans quelles conditions historiques, c'est-a.-dire economiques, sociales, politiques, religieuses et, disons-Ie, culturelles, les connaissances heritees des Arabes furent, par Ie biais de la traduction, recuperees par les Occidentaux. La domination arabe: emirat, califat et royaumes de taifas C'est en 711 que Toletum, capitale du royaume wisigothique depuis pres d'un siecle et demi et de fait premiere capitale de I'Hispania, royaume baptise par ses createurs regnum Gothorum, fut conquise par les Arabes. Ceux-ci, semble-t-il, n'eprouverent guere de difficulte a. se rendre maitres de la ville qui n'etait plus que la capitale d'un royaume affaibli, mine par les querelles intestines et dont les habitants croulaient sous Ie poids des impots. Le renom culturel que la ville avait acquis au VIe siecle grace a. un renouveau artistique et litteraire s'etait eclipse, et Ie climat social s'etait degrade, en particulier a. la suite des persecutions regulierement subies par la population juive depuis la conversion definitive des Wisigoths au catholicisme lors du 7 LE TRADUCTEUR, L'ÉGLISE ET LE ROI troisième concilede Tolèdeen 589.Tolède, de 589 (IIIe concile) à 702 (XVIIIe concile), avait été le centre politique d'un royaume au sein duquel l'Église et l'État avaient tendance à ne faire qu'un: par son inféodation au souverain plutôt qu'au pape, l'archevêque de Tolède et primat d'Espagne avait en effet tendance à se substituer au chef suprême de l'Église catholique.De fait, selon Bartolomé Bennassar (1992), «parler de schisme serait exagéré,mais la tendance est indubitablement à la constitution d'une Église nationale». Sil'on ajoute à cette période de claire indépendance par rapport au pouvoir catholique central les sept siècles au cours desquels les Arabes furent maîtres du sol espagnol, on saisit mieux l'«intérêt» manifesté pour cette région par les responsables de l'Églisedès le début du XIIe siècle. Nous y reviendrons. La présence des Arabes sur le sol espagnol dura en effet sept siècles au cours desquels l'organisation d'Al-Andalus (le terme désigne l'Espagne musulmane dans son ensemble)vécut diverses transformations. D'abord dépendante du calife de Bagdad,chef politique etspirituel de l'empire islamiquejusqu'en 929,l'Espagne musulmane connut son apogée avec la proclamation du califat de Cordoue, qui dura de 929à 1031. La ville de Cordoue devint alors une capitale culturelle dont la renommée dépassa les fronti ères de la Péninsule: Abd al-Rahman III (calife de 929 à 961), puis son successeur Al-Hakam II (961-976), favorisèrent cet essor culturel par la recherchede manuscrits, de savants, de traducteurs , de copistes et d'enlumineurs. Al-Hakam II en particulier contribua de diverses manières au rayonnement d'AlAndalus :il fit agrandir la mosquée de Cordoue, fit construire la forteresse de Gormaz et réunit à Cordoue une bibliothèque dotée d'un catalogue de plusieurs milliers de volumes, employant de nombreux bibliothécaires, des relieurs, copistes et enlumineurs, bibliothèque qui survécut en partie aux assauts d'Al-Mansur, mais qui fut dipersée en 1012-1013, époque au cours de laquelle les Berbèresassiégèrent la ville (Rucquoi,101). À partir de 1008, cependant, certains facteurs — les querelles entre les partisans de diverses tendances politiques, la présence croissante d'éléments non arabes (les Berbèresen particulier) à laquelle vint s'ajouter la pression exercée par les rois chrétiens de la Reconquête—provoquèrent l'affaiblissement du pouvoir central. C'est ainsi que la chute du califat de Cordoue — qui 8 LE TRADUCTEUR, L'EGLISE ET LE ROJ troisieme condIe de Tolede en 589. Tolede, de 589 one condIe) a 702 (XVIIIe condIe), avait ete Ie centre politique d'un royaume au sein duquel I'Eglise et I'Etat avaient tendance a ne faire qu'un: par son infeodation au souverain plutot qu'au pape, l'archeveque de Tolede et primat d'Espagne avait en effet tendance ase substituer au chef supreme de I'Eglise catholique. De fait, selon Bartolome Bennassar (1992), «parler de schisme serait exagere, mais la tendance est indubitablement ala constitution d'une Eglise nationale ». Si l'on ajoute acette periode de claire independance par rapport au pouvoir catholique central les sept siecles au cours desquels les Arabes furent maitres du sol espagnol, on saisit mieux 1'«interet» manifeste pour cette region par les responsables de I'Eglise des Ie debut du xne siecle. Nous y reviendrons. La presence des Arabes sur Ie sol espagnol dura en effet sept siecles au cours desquels l'organisation d'AI-Andalus (le terme designe l'Espagne musulmane dans son ensemble) vecut diverses transformations. D'abord dependante du calife de Bagdad, chef politiqueet spirituel de l'empire islamique jusqu'en 929, l'Espagne musulmane connut son apogee avec la proclamation du califat de Cordoue, qui dura de 929 a1031. La ville de Cordoue devint alors une capitale culturelle dont la renommee depassa les frontieres de la Peninsule: Abd aI-Rahman III (calife de 929 a961), puis son successeur AI-Hakam n (961-976), favoriserent cet essor culturel par la recherche de manuscrits, de savants, de traducteurs , de copistes et d'enlumineurs. AI-Hakam n en particulier contribua de diverses manieres au rayonnement d'AIAndalus : il fit agrandir la mosquee de Cordoue, fit construire la forteresse de Gormaz et reunit a Cordoue une bibliotheque dotee d'un catalogue de plusieurs milliers de volumes, employant de nombreux bibliothecaires, des relieurs, copistes et enlumineurs, bibliotheque qui survecut en partie aux assauts d'AI-Mansur, mais qui fut dipersee en 1012-1013, epoque au cours de laquelle les Berberes assiegerent la ville (Rucquoi, 101). A partir de 1008, cependant, certains facteurs - les querelles entre les partisans de diverses tendances politiques, la presence croissante d'elements non arabes (les Berberes en particulier) a laquelle vint s'ajouter la pression exercee par les rois chretiens de la Reconquete - provoquerent I'affaiblissement du pouvoir central. C'est ainsi que la chute du califat de Cordoue - qui 8 [18.116.63.236] Project MUSE (2024-04-23 07:15 GMT) CONTEXTEHISTORIQUE marqua la fin de l'apogée d'Al-Andalus —eut lieu en 1031. Suivit une période au cours de laquelle des roitelets separtagèrent l'Espagne arabe. Ces roitelets, désignés par les Arabes moulouk at-taouaïf furent appelés reyes de taïfas, c'est-à-dire rois de clans, en espagnol. Cette période fut passablement perturbée sur le plan politique par les nombreuses rivalités existant entre ces royaumes de taïfas, ainsi que par la croissance démographique des communautés chrétiennes du Nord qui s'accéléra à partir du milieu du XIe siècle. Des communautés qui, rappelons-le, n'avaient jamais été menacées par cesroyaumes, mais qui monnayaient plutôt l'aide qu'elles fournissaient à l'un ou l'autre de ces derniers (Rucquoi: 1993). Sur le plan culturel, le morcellement d'Al-Andalus, annonciateur de la fin de la présence arabe en Espagne et résultat de l'exacerbation des tensions entre les diverses populations vivant sur ce territoire, ne mit pas pour autant un terme à la vie intellectuelle: suivant l'exemple des princes arabes, lesroitelets cherchèrentà s'entourer de savants, à seprocurer des manuscrits et àpatronner des activités culturelles. Sans entrer dans des détails que n'autorisent ni les limites de cetaperçu historique ni la nature des sources relatives à l'histoire d'Al-Andalus —comme le signale Adeline Rucquoi(1993), non seulement ces dernières, constituées de chroniques, d'histoires et de poésie, correspondent à des genres littéraires privil égiant des règles formelles strictes, mais, exclusivement consacrées aux Arabes dont elles vantent les mérites et les exploits, elles ne disent mot des chrétiens vivant sous domination arabe ni des autres musulmans (Berbères et chrétiens ou juifs convertis) —, nous aborderons, pour l'intelligence de ce qui va suivre, un certain nombre d'éléments d'information propres à la structure démographique et topographique de l'Espagne sous domination arabe. Celle-ci, en effet, loin de constituer une entité homogène et stable, se présente comme une société éclat ée au sein de laquelle, selon les périodes et les événements, s'affrontent ou cohabitent dans une relative harmonie diverses traditions et héritages. En fait, la désignation «Espagne arabe» ou «Espagne musulmane» est doublement problématique. D'une part, elle est fondée sur un rapport synonymique erroné entre ces deux qualificatifs : en effet, si les Berbères, tout comme les musâlima (convertis) ou les muwalladum (descendants de convertis), sont 9 CONTEXTE HISTORIQUE marqua la fin de l'apogee d'AI-Andalus - eut lieu en 1031. Suivit une periode au cours de laquelle des roitelets se partagerent l'Espagne arabe. Ces roitelets, designes par les Arabes moulouk at-taouaif furent appeles reyes de taifas, c'est-a.-dire rois de clans, en espagnol. Cette periode fut passablement perturbee sur Ie plan politique par les nombreuses rivalites existant entre ces royaumes de taifas, ainsi que par la croissance demographique des communautes chretiennes du Nord qui s'accelera a. partir du milieu du XIe siec1e. Des communautes qui, rappelons-le, n'avaient jamais ete menacees par ces royaumes, mais qui monnayaient plutot l'aide qu'elles fournissaient a. l'un ou l'autre de ces derniers (Rucquoi: 1993). Sur Ie plan culturel, Ie morcellement d'Al-Andalus, annonciateur de la fin de la presence arabe en Espagne et resultat de I'exacerbation des tensions entre les diverses populations vivant sur ce territoire, ne mit pas pour autant un terme a. la vie intellectuelle: suivant l'exemple des princes arabes, les roitelets chercherent a. s'entourer de savants, a. se procurer des manuscrits eta. patronner des activites culturelles. Sans entrer dans des details que n'autorisent ni les limites de cet apen;u historique ni la nature des sources relatives a. l'histoire d'Al-Andalus - comme Ie signale Adeline Rucquoi (1993), non seulement ces dernieres, constituees de chroniques, d'histoires et de poesie, correspondent a. des genres litteraires privilegiant des regles formelles strictes, mais, exc1usivement consacrees aux Arabes dont elles vantent les merites et les exploits, elles ne disent mot des chretiens vivant sous domination arabe ni des autres musulmans (Berberes et chretiens ou juifs convertis) -, nous aborderons, pour l'intelligence de ce qui va suivre, un certain nombre d'elements d'information propres a. la structure demographique et topographique de I'Espagne sous domination arabe. Celle-ci, en effet, loin de constituer une entite homogene et stable, se presente comme une societe ec1atee au sein de laquelle, selon les periodes et les evenements, s'affrontent ou cohabitent dans une relative harmonie diverses traditions et heritages. En fait, la designation « Espagne arabe» ou «Espagne musulmane» est doublement problematique. D'une part, elle est fondee sur un rapport synonymique errone entre ces deux qualificatifs: en effet, si les Berberes, tout comme les musdlima (convertis) ou les muwalladum (descendants de convertis), sont 9 LE TRADUCTEUR, L'EGLISE ET LE ROI musulmans, ils n'appartiennent pas pour autant au groupe dominant arabe dont ils partagent, pour les premiers, les droits civiques et juridiques, les convertis et leurs descendants n'acquérant quant à eux jamais «la pleine liberté du musulman d'origine» (Rucquoi, 1993: 104). D'autre part, la domination arabe a ceci de particulier qu'elle ne s'appuie ni sur une majorité ni sur une constante communauté d'intérêts : en effet, les Arabes demeurèrent toujours minoritaires sur le sol espagnol qu'ils avaient conquis au début du VIIIe siècle—les musulmans n'y deviendront majoritaires que vers le milieu du Xe siècle, maintenant leur suprématie numérique jusqu'au dernier quart du XIe siècle (Rucquoi, 1993: 112) . En outre, nous l'avons déjà mentionné, la domination des Arabes dans le domaine de la langue, de la culture et de la religion ne saurait être attribuée à leur homogénéité, ces derniers se présentant non pas comme unis, mais comme appartenant à divers clans, rivaux ou alliés selon les moments, jamais réductibles à une seule et même entité parce que fondés sur l'appartenance familiale. La question de savoir comment la domination arabe dans la péninsule ibérique put s'exercer dans pareilles conditions a certesfait couler beaucoup d'encre. Nous retiendrons icil'hypothèse avancée par Adeline Rucquoi, pour qui «seule la politique menée par les Ommeyades qui, dans certains cas, sépara géographiquement les factions, et dans d'autres mêla les divers éléments afin d'empêcher la prédominance de l'un sur les autres, permit aux gouvernants d'Al-Andalus de se maintenir au pouvoir pendant plus de deux siècles» (1993:103). Sur le plan démographique, l'Espagne sous domination arabe se présente comme une société non homogène dont les membres sont répartis entre Arabes, Berbères et convertis ou descendants de convertis. Leur répartition sur leterritoire laisse apparaître une nette prépondérance desArabes dans lescentres urbains, structurés, comme le veut la tradition, autour de la mosquée et du marché, entourés de murs de protection etaccessibles par des portes. Laprépondérance de Cordoue, capitale au temps de l'émirat puis du califat, et son développement apparaissent clairement dans les chiffres suivants relatifs à la population cordouane : celle-ci, qui comptait quelque 25 000habitants à la fin du VIIIe siècle, avait quadruplé un siècle et demi plus tard (Rucquoi,1993:105). Par ailleurs, entre le Xe et le XIe siècle, 10 LE TRADUCTEUR, L'EGLISE ET LE ROI musulmans, ils n'appartiennent pas pour autant au groupe dominant arabe dont ils partagent, pour les premiers, les droits civiques et juridiques, les convertis et leurs descendants n'acquerant quant a eux jamais «la pleine liberte du musulman d'origine» (Rucquoi, 1993: 104). D'autre part, la domination arabe a ceci de particulier qu'elle ne s'appuie ni sur une majorite ni sur une constante communaute d'interets : en effet, les Arabes demeurerent toujours minoritaires sur Ie sol espagnol qu'ils avaient conquis au debut du VIlle siec1e-les musulmans n'y deviendront majoritaires que vers Ie milieu du Xe siec1e, maintenant leur suprematie numerique jusqu'au dernier quart du Xle siecle (Rucquoi, 1993: 112) . En outre, nous l'avons deja mentionne, la domination des Arabes dans Ie domaine de la langue, de la culture et de la religion ne saurait etre aUribuee a leur homogeneite, ces derniers se presentant non pas comme unis, mais comme appartenant a divers clans, rivaux ou allies selon les moments, jamais reductibles a une seule et meme entite parce que fondes sur l'appartenance familiale. La question de savoir comment la domination arabe dans la peninsule iberique put s'exercer dans pareilles conditions a certes fait couler beaucoup d'encre. Nous retiendrons ici l'hypothese avancee par Adeline Rucquoi, pour qui «seule la politique menee par les Ommeyades qui, dans certains cas, separa geographiquement les factions, et dans d'autres mela les divers elements afin d'empecher la predominance de l'un sur les autres, permit aux gouvernants d'AI-Andalus de se maintenir au pouvoir pendant plus de deux siec1es» (1993: 103). Sur Ie plan demographique, I'Espagne sous domination arabe se presente comme une societe non homogene dont les membres sont repartis entre Arabes, Berberes et convertis ou descendants de convertis. Leur repartition sur Ie territoire laisse apparaitre une neUe preponderance des Arabes dans les centres urbains, structures, comme Ie veut la tradition, autour de la mosquee et du marche, entoures de murs de protection et accessibles par des portes. La preponderance de Cordoue, capitale au temps de l'emirat puis du califat, et son developpement apparaissent clairement dans les chiffres suivants relatifs a la population cordouane: celle-ci, qui comptait quelque 25 000 habitants a la fin du VIne siec1e, avait quadruple un siec1e et demi plus tard (Rucquoi, 1993: 105). Par ailleurs, entre Ie xe et Ie Xle siec1e, 10 CONTEXTE HISTORIQUE soit entre la période du califat et celle des royaumes indépendants , les autres grandes villes virent leur population augmenter : Séville serait passée de 52000 à 83000 habitants, Tolède, de 28 000 à 37 000, Grenade, de 20 000 à 26 000, et Saragosse , de 12000à 17000 ( Rucquoi, 1993:105). On relèvera que la ville de Tolède, si elle figure bien parmi les grands centres de cette époque, ne se place, sur le plan strictement démographique , que loin derrière Cordoue ou Séville. On sait cependant que, de diverses manières, lenom de Tolèderésonne dans l'imaginaire des chrétiens de cette époque: fleuron de l'Espagne wisigothique, capitale d'uneHispania dont le souvenir est cher au cœur des reconquérants, cette ville constitue aussi, au moment de sa reconquête par Alphonse VI en 1085, la capitale d'un royaume dont les limites correspondaient à la frontière septentrionale du Al-Andalus. C'est donc sans doute davantage à son caractère de «zone frontière », de lieu propice au brassage ethnique et, par là même, au multilinguisme et au pluralisme religieux — avec tout ce que ces mots peuvent représenter pour l'époque — qu'à une suprématie proprement démographique que Tolèdedoit l'attrait qu'elle semble avoir exercé sur les lettrés du XIIe siècle, que leur «horizon culturel »ait été celui de l'Occident latin ou celui de l'Orient péninsulaire. La Reconquista S'il est généralement admis que la reconquête du territoire par les Espagnols — la presque totalité de la péninsule ibérique était aux mains des Arabes, les chrétiens n'ayant conservé qu'une petite partie du territoire au nord et à l'ouest — commen ça dès 718 et se poursuivit jusqu'à la prise de Grenade en 1492, il convient cependant de ne pas perdre de vue que les actions de reprise du territoire par les chrétiens varièrent en fréquence et en intensité au long des siècles. Or, le XIe siècle, période qui nous importe au premier plan parce qu'elle prépare et annonce en quelque sorte les événements politiques et culturels dont il sera question dans cet ouvrage, marque un tournant dans la longue histoire de la reprise du territoire par les chrétiens . 11 CONTEXTE HISTORIQUE soit entre la periode du califat et celIe des royaumes independants , les autres grandes villes virent leur population augmenter : Seville serait passee de 52 000 3 83 000 habitants, Tolede, de 28 000 3 37 000, Grenade, de 20 000 3 26 000, et Saragosse , de 12 000 317 000 (Rucquoi, 1993: 105). On relevera que la ville de Tolede, si elle figure bien parmi les grands centres de cette epoque, ne se place, sur Ie plan strictement demographique , que loin derriere Cordoue ou Seville. On sait cependant que, de diverses manieres, Ie nom de Tolede resonne dans l'imaginaire des chretiens de cette epoque: fleuron de l'Espagne wisigothique, capitale d'une Hispania dont Ie souvenir est cher au creur des reconquerants, cette ville constitue aussi, au moment de sa reconquete par Alphonse VI en 1085, la capitale d'un royaume dont les limites correspondaient 3 la frontiere septentrionale du AI-Andalus. C'est donc sans doute davantage 3 son caractere de «zone frontiere», de lieu propice au brassage ethnique et, par 13 meme, au multilinguisme et au pluralisme religieux - avec tout ce que ces mots peuvent representer pour l'epoque - qu'3 une suprematie proprement demographique que Tolede doit l'attrait qu'elle semble avoir exerce sur les lettres du xne siecle, que leur «horizon culturel» ait ete celui de l'Occident latin ou celui de l'Orient peninsulaire. La Reconquista S'il est generalement admis que la reconquete du territoire par les Espagnols - la presque totalite de la peninsule iberique etait aux mains des Arabes, les chretiens n'ayant conserve qu'une petite partie du territoire au nord et 3 l'ouest - commen <;a des 718 et se poursuivit jusqu'3 la prise de Grenade en 1492, il convient cependant de ne pas perdre de vue que les actions de reprise du territoire par les chretiens varierent en frequence et en intensite au long des siecles. Or, Ie XIe siecle, periode qui nous importe au premier plan parce qu'elle prepare et annonce en quelque sorte les evenements politiques et culturels dont il sera question dans cet ouvrage, marque un tournant dans la longue histoire de la reprise du territoire par les chretiens . 11 LE TRADUCTEUR, L'ÉGLISE ET LE ROI La première partie du siècle est, bien entendu, marquée par les suites de la chute du califat de Cordoue et l'instauration des royaumes de taïfas, avec les rivalités ou alliances stratégiques que suscita le morcellement géographique et politique observable à cette époque. Les chrétiens tirèrent parti de cette situation, divisant, en quelque sorte, pour mieux régner, monnayant dans un premier temps l'aide militaire apportée à tel ou tel roitelet, pour ensuite passer à l'offensive et entreprendre de vastes actions de reconquête militaire (Rucquoi, 1993: 191). Il faut du reste établir un lien entre la prospérité des chrétiens et leur« reprise en main des affaires » au cours de ces années et deux des événements majeurs de l'Occident chrétien de cette époque, soit d'une part la réouverture du chemin de Saint-Jacques-deCompostelle et, d'autre part, l'appel à la Croisade lancéen 1075. Ainsi donc, la période qui va de 1080jusqu'aux années 1130 est déterminante sur leplan militaire et politique et est marquée par un certain nombre de victoires importantes, dont, en 1094, la reconquête de Valence par Rodrigo Diaz de Bivâr, mieux connu sous le nom de Cid Campeador, figure emblématique de la Reconquête aussi bien que source d'inspiration littéraire. Dans ce contexte, dès lors, la reconquête de Tolède qui, après presque 373ans de domination arabe, revient aux Espagnols le 25mai 1085, date à laquelle Alphonse VIentre dans laville, prend toute son importance. Moins sans doute commegain majeur sur le plan des forces en présence — nous avons vu que Tolède se classait sur le plan strictement démographique loin derrière Cordoue et Séville—que comme puissant symbole de l'Espagne wisigothique : une Espagne bel et bien révolue certes — le rite wisigothique avait été abandonné au profit du rite romain en 1080 et l'écriture du même nom le serait pour être remplacée par la Caroline en 1090(Rucquoi,1993:198) —, mais dont le souvenir et les traditions demeuraient présents dans l'imaginaire des dirigeants chrétiens de cette époque, peut-être comme moyen de sedémarquer dans une société vivant sous le signe de la mixité des cultures et des langues. D'un point de vue stratégique , la prise de Tolède constituait une avancée considérable dans la longue histoire de la reconquête en raison de l'emplacement géographique de la cité, située au centre-sud de la péninsule , non loin des territoires occupés par les Arabes. 12 LE TRADUCTEUR, L'EGLISE ET LE ROI La premiere partie du siecle est, bien entendu, marquee par les suites de la chute du califat de Cordoue et l'instauration des royaumes de taifas, avec les rivalites ou alliances strategiques que suscita Ie morcellement geographique et politique observable a cette epoque. Les chretiens tirerent parti de cette situation, divisant, en quelque sorte, pour mieux regner, monnayant dans un premier temps l'aide militaire apportee atel ou tel roitelet, pour ensuite passer a l'offensive et entreprendre de vastes actions de reconquete militaire (Rucquoi, 1993: 191). II faut du reste etablir un lien entre la prosperite des chretiens et leur«reprise en main des affaires» au cours de ces annees et deux des evenements majeurs de l'Occident chretien de cette epoque, soit d'une part la reouverture du chemin de Saint-Jacques-deCompostelle et, d'autre part, I'appel ala Croisade lance en 1075. Ainsi done, la periode qui va de 1080 jusqu'aux annees 1130 est determinante sur Ie plan militaire et politique et est marquee par un certain nombre de victoires importantes, dont, en 1094, la reconquete de Valence par Rodrigo Diaz de Bivar, mieux connu sous Ie nom de Cid Campeador, figure emblematique de la Reconquete aussi bien que source d'inspiration litteraire. Dans ce contexte, des lors, la reconquete de Tolede qui, apres presque 373 ans de domination arabe, revient aux Espagnols Ie 25 mai 1085, date alaquelle Alphonse VI entre dans la ville, prend toute son importance. Moins sans doute comme gain majeur sur Ie plan des forces en presence - nous avons vu que Tolede se classait sur Ie plan strictement demographique loin derriere Cordoue et Seville - que comme puissant symbole de I'Espagne wisigothique: une Espagne bel et bien revolue certes - Ie rite wisigothique avait ete abandonne au profit du rite romain en 1080 et I'ecriture du meme nom Ie serait pour etre remplacee par la caroline en 1090 (Rucquoi, 1993: 198) -, mais dont Ie souvenir et les traditions demeuraient presents dans I'imaginaire des dirigeants chretiens de cette epoque, peut-etre comme moyen de se demarquer dans une societe vivant sous Ie signe de la mixite des cultures et des langues. D'un point de vue strategique , la prise de Tolede constituait une avancee considerable dans la longue histoire de la reconquete en raison de l'emplacement geographique de la cite, situee au centre-sud de la peninsule , non loin des territoires occupes par les Arabes. 12 CONTEXTEHISTORIQUE Malgré l'absence de données démographiques précises pour cette époque, on sait que la péninsule ibérique constitue, pour les raisons historiques précédemment mentionnées, un territoire composé de divers royaumes où coexistent des peuples d'origine diverse. Cette population est essentiellement formée d'autochtones, d'Arabes, de Juifs et, dans une proportion moindre, de Berbères, dont le poids comme le statut dans la société de l'époque demeurent peu connus. Suivant la politique qui avait été celle des conquérants arabes, les nouvelles autorit és en place pratiquent la tolérance: les Juifs conservent le droit de pratiquer leur religion, à condition de ne pas faire de prosélytisme; en remplacement du service militaire, ils payent tribut au roi, se plaçant ainsi sous sa protection. Il en est de même pour les Arabes, appelés mudéjares2 (mudéjars, en fran- çais), dont le statut ne change guère après la Reconquête: ils conservent leurs juges, leurs lois et leurs mosquées. De fait, l'incident survenu deux mois après la conquête de la ville, à propos de la grande mosquée de Tolède, témoigne bien de la politique de tolérance adoptée par Alphonse VIenvers les vaincus :la romance—qui en tant que telle, certes,ne présente peut- être pas les meilleures garanties d'authenticité — consacrée à cet épisode indique en effet que celui-ci s'engagea à ne pas transformer ce haut lieu du culte musulman en église catholique . Après qu'il eut quitté la ville, cependant, la reine Constance , son épouse, ordonna que l'on en prît possession. Bernard de Sauvetat, connu sous lenom de Bernard de Tolède,un moine clunisien récemment nommé archevêque de la ville et dont la mission consistait avant tout à débarrasser l'Église tolédane du rite qu'elle avait hérité du monde wisigothique et, par là même, à la ramener dans le giron de Rome alors sous la gouverne du pape Grégoire VII,se chargea d'exécuter ses ordres. On raconte qu'informé de la nouvelle le roi, fou de rage, revint à Tolède, promettant le bûcher aux deux coupables, mais que jamaisil ne mit sa promesse à exécution. Il suivit plutôt les recommandations des Arabes eux-mêmes, qui l'adjurèrent de ne pas intervenir afin d'éviter d'exacerber la colère des conquérants contre 2. Bien que ce terme, issu de l'arabe mudaggan désignant les musulmans soumis aux chrétiens, ne soit attesté que très tardivement en castillan (fin du XVe siècle), il semble approprié de l'appliquer aux musulmans demeurés à Tolède après 1085 (Molénat, 1991:112-113). 13 CONTEXTE HISTORIQUE Malgre l'absence de donnees demographiques preClses pour cette epoque, on sait que la peninsule iberique constitue, pour les raisons historiques precedemment mentionnees, un territoire compose de divers royaumes ou coexistent des peuples d'origine diverse. Cette population est essentiellement formee d'autochtones, d'Arabes, de Juifs et, dans une proportion moindre, de Berberes, dont Ie poids comme Ie statut dans la societe de l'epoque demeurent peu connus. Suivant la politique qui avait ete celle des conquerants arabes, les nouvelles autorites en place pratiquent la tolerance: les Juifs conservent Ie droit de pratiquer leur religion, 3 condition de ne pas faire de proselytisme; en remplacement du service militaire, ils payent tribut au roi, se pla<;ant ainsi sous sa protection. 11 en est de meme pour les Arabes, appeles mudejares2 (mudejars, en fran- <;ais), dont Ie statut ne change guere apres la Reconquete: ils conservent leurs juges, leurs lois et leurs mosquees. De fait, l'incident survenu deux mois apres la conquete de la ville, 3 propos de la grande mosquee de Tolede, temoigne bien de la politique de tolerance adoptee par Alphonse VI envers les vaincus : la romance - qui en tant que telle, certes, ne presente peutetre pas les meilleures garanties d'authenticite - consacree 3 cet episode indique en effet que celui-ci s'engagea 3 ne pas transformer ce haut lieu du culte musulman en eglise catholique . Apres qu'il eut quitte la ville, cependant, la reine Constance , son epouse, ordonna que l'on en prit possession. Bernard de Sauvetat, connu sous Ie nom de Bernard de Tolede, un moine clunisien recemment nomme archeveque de la ville et dont la mission consistait avant tout 3 debarrasser l'Eglise toledane du rite qu'elle avait herite du monde wisigothique et, par 13 meme, 3 la ramener dans Ie giron de Rome alors sous la gouverne du pape Gregoire VII, se chargea d'executer ses ordres. On raconte qu'informe de la nouvelle Ie roi, fou de rage, revint 3 Tolede, promettant Ie bucher aux deux coupables, mais que jamais il ne mit sa promesse 3 execution. 11 suivit plutot les recommandations des Arabes eux-memes, qui l'adjurerent de ne pas intervenir afin d'eviter d'exacerber la colere des conquerants contre 2. Bien que ce terme, issu de l'arabe mudaggan designant les musulmans soumis aux chretiens, ne soit atteste que tres tardivement en castillan (fin du XV" siecle), il semble approprie de l'appliquer aux musulmans demeures a Tolede apres 1085 (Molenat, 1991: 112-113). 13 [18.116.63.236] Project MUSE (2024-04-23 07:15 GMT) LE TRADUCTEUR, L'EGLISE ET LE ROI eux. Et quelque temps après, le 18 décembre 1086 très précisément , la grande mosquée fut bel et bien transformée en cathédrale (Hernândez, 1991: 80). Que faut-il entendre enfin par« autochtones »dans le contextequi est ici le nôtre, à savoir celui de la péninsule ibérique de la fin du XIe siècle? Deux choses essentiellement, ce groupe étant scindé en deux communautés: ceux qui avaient été entièrement arabisés d'un côté, et, de l'autre, ceux qui, tout en adoptant certains traits des Arabes, étaient demeurés chrétiens et pratiquaient leur religion, les mozarabes (termeissu de l'arabe mosta'rab,signifiant «arabisé »). À cestrois groupes, autochtones plus ou moins arabisés, Arabes, Berbères et Juifs vinrent s'ajouter, à partir de la Reconquête et tout au long du XIIe siècle, de nombreux hommes d'Église, fran- çais pour la plupart, qui se rendirent en Espagne sur les conseils de l'archevêque de Tolède, le moine clunisien Bernard, qui remplit ces fonctions pendant plus de vingt ans, puis plus tard à l'instigation de Raymond, son successeur à partir de 1124. Ce composé ethnique particulièrement varié entraîna, bien entendu, un pluralisme linguistique sur lequel les travaux de traduction allaient plus tard se fonder. Ce pluralisme linguistique est d'autant plus intéressant qu'il s'observe non pas seulement entre lesdivers groupes, mais à l'intérieur même des groupes en question. Si l'on exclut les divers dialectes berbères, non point en tant qu'ils ne seraient que des dialectes — qu'est-ce qu'une langue, en effet, sinon un dialecte s'étant un jour doté d'une armée? — mais pour la raison qu'ils ne semblent pas avoir joué de rôle prépondérant dans les activités de traduction dont il sera ici question, les langues en présence dans la péninsule ibérique à cetteépoque sont donc l'arabe, le romance, c'est-à-dire précisément le dialecte roman qui connaît des variantes d'une région à l'autre de la péninsule, et l'hébreu. Celui-ci, seuls les rabbins et certains juifs érudits l'utilisent : les autres écrivent en arabe et parlent le romance qui fait partie des langues dites vulgaires, c'est-à-dire que l'on parle, mais que l'on n'écrit pas. Enfin, les autochtones qui savent écrireutilisent l'arabe —dont le statut de langue savante est directement lié aux travaux de traduction du grec menés à Bagdad au IXe et Xe siècle dans le cadre de la maison dela sagesse — et parlent le romance qui, c'est le propre des langues vernaculaires, comme nous l'avons mentionné précédemment, 14 LE TRADUCTEUR, L'EGLISE ET LE ROI eux. Et quelque temps apres, Ie 18 decembre 1086 tres precisement , la grande mosquee fut bel et bien transformee en cathedrale (Hernandez, 1991: 80). Que faut-il entendre enfin par«autochtones» dans Ie contexte qui est ici Ie notre, a savoir celui de la peninsule iberique de la fin du Xle siecle? Deux choses essentiellement, ce groupe etant scinde en deux communautes: ceux qui avaient ete entierement arabises d'un cote, et, de l'autre, ceux qui, tout en adoptant certains traits des Arabes, etaient demeures chretiens et pratiquaient leur religion, les mozarabes (terme issu de l'arabe mosta'rab, signifiant «arabise »). Aces trois groupes, autochtones plus ou moins arabises, Arabes, Berberes et Juifs vinrent s'ajouter, a partir de la Reconquete et tout au long du xne siecle, de nombreux hommes d'Eglise, fran- ~ais pour la plupart, qui se rendirent en Espagne sur les conseils de l'archeveque de Tolede, Ie moine clunisien Bernard, qui remplit ces fonctions pendant plus de vingt ans, puis plus tard a I'instigation de Raymond, son successeur a partir de 1124. Ce compose ethnique particulierement varie entraina, bien entendu, un pluralisme linguistique sur lequelles travaux de traduction allaient plus tard se fonder. Ce pluralisme linguistique est d'autant plus interessant qu'il s'observe non pas seulement entre les divers groupes, mais a I'interieur meme des groupes en question. Si l'on exclut les divers dialectes berberes, non point en tant qu'ils ne seraient que des dialectes - qu'est-ce qu'une langue, en effet, sinon un dialecte s'etant un jour dote d'une armee? - mais pour la raison qu'ils ne semblent pas avoir joue de role preponderant dans les activites de traduction dont il sera ici question, les langues en presence dans la peninsule iberique a cette epoque sont done I'arabe, Ie romance, c'est-a-dire precisement Ie dialecte roman qui connaH des variantes d'une region a l'autre de la peninsule, et I'hebreu. Celui-ci, seuls les rabbins et certains juifs erudits I'utilisent: les autres ecrivent en arabe et parlent Ie romance qui fait partie des langues dites vulgaires, c'est-a-dire que l'on parle, mais que l'on n'ecrit pas. Enfin, les autochtones qui savent ecrire utilisent l'arabe - dont Ie statut de langue savante est diredement lie aux travaux de traduction du grec menes a Bagdad au IXe et Xe siecle dans Ie cadre de la maison de la sagesse - et parlent Ie romance qui, c'est Ie propre des langues vernaculaires, comme nous l'avons mentionne precedemment, 14 CONTEXTE HISTORIQUE varie selon les utilisateurs et leur origine. Le fait que les mozarabes aient eu deux noms, un nom arabe et un nom espagnol, témoigne du «bilinguisme» de cette partie de la population. En réalité, cependant, le terme de « bilinguisme » est inadéquat, au sens où nous l'entendons maintenant (c'est-à-dire au sens de capacité de s'exprimer dans une langue autre que sa langue maternelle), pour rendre compte du phénomène observable chez les mozarabes de Tolède, mais également ailleurs au Moyen Âge: il s'agit plutôt d'une coexistence de langues, chacune ayant sa fonction propre selon la situation. À ces langues qui, de fait, coexistèrent dans la péninsule ibérique durant plusieurs siècles, s'ajouta, après la conquête de Tolède par Alphonse VI, l'influence renouvelée du latin et plus précisément du latin d'Église, employé par lesmoines clunisiens choisis par le roi pour l'épauler dans sa mission divine de restauration de l'Espagne :peu après la prise de Tolède —dont l'église allait être élevée en 1088 au rang d'église primatiale d'Espagne —, celui-ci avait en effet nommé un clunisien, Bernard de Sadirac, archevêque de la ville. Vinrent en même temps à Tolède des gens d'Église chargés d'aider le nouvel archevêque, et dont la langue «de travail» était le latin. S'il convient ici de parler d'«influence renouvelée», c'est que la présence du latin dans la péninsule ibérique ne constituait pas un phénomène nouveau, cette langue s'étant maintenue, coexistant avec le romance wisigothique durant toute la période de la domination arabe, comme le mentionne Menéndez Pidal dans l'ouvrage qu'il a consacré aux origines de l'espagnol3 . Ilfaut également mentionner qu'entre le XIe et le XIIIe siècle l'influence des parlers fran- çais, attribuable aux alliances matrimoniales des souverains avec des princesses venues d'au-delà des Pyrénées de même qu'à la venue en Espagne de nombreux clunisiens, est à son 3. Dans cet ouvrage, intitulé Origenes del espaiïol. Estado linguistico de laPeninsula ibérica hasta el siglo XI et paru en 1926, Menéndez Pidal présente sa vision de l'évolution de la langue espagnole dans la péninsule ibérique :au romance wisigothique archaïsant qui est employé durant l'occupation arabe et coexisteavec un latin archaïsantlui aussi par rapport à celui qui est utilis é ailleurs en Europesuccède, à partir du début du Xe siècle etjusque vers 1067, la prédominancedu léonais, suiviejusqu'auxannées 1140de la suprématie du romance castillan. Instructif à bien des égards, cet ouvrage l'est autant par ce qu'il dit que par ce qu'il tait. Il faut, à ce propos, lire l'article particulièrement éclairant qu'y a consacréJoséOrtega y Gasset (1927). 15 CONTEXTE HISTORIQUE varie selon les utilisateurs et leur origine. Le fait que les mozarabes aient eu deux noms, un nom arabe et un nom espagnol, temoigne du «bilinguisme» de cette partie de la population. En realite, cependant, Ie terme de« bilinguisme» est inadequat, au sens ou nous l'entendons maintenant (c'est-a-dire au sens de capacite de s'exprimer dans une langue autre que sa langue matemelle), pour rendre compte du phenomene observable chez les mozarabes de Tolede, mais egalement ailleurs au Moyen Age: II s'agit plutot d'une coexistence de langues, chacune ayant sa fonction propre selon la situation. Aces langues qui, de fait, coexisterent dans la peninsule iberique durant plusieurs siecles, s'ajouta, apres la conquete de Tolede par Alphonse VI, l'influence renouvelee du latin et plus precisement du latin d'Eglise, employe par les moines clunisiens choisis par Ie roi pour l'epauler dans sa mission divine de restauration de l'Espagne: peu apres la prise de Tolede - dont I'eglise allait etre elevee en 1088 au rang d'eglise primatiale d'Espagne -, celui-ci avait en effet nomme un clunisien, Bernard de Sadirac, archeveque de la ville. Vinrent en meme temps a Tolede des gens d'Eglise charges d'aider Ie nouvel archeveque, et dont la langue «de travail» etait Ie latin. S'll convient ici de parler d'«influence renouvelee», c'est que la presence du latin dans la peninsule iberique ne constituait pas un phenomene nouveau, cette langue s'etant maintenue, coexistant avec Ie romance wisigothique durant toute la periode de la domination arabe, comme Ie mentionne Menendez Pidal dans l'ouvrage qu'll a consacre aux origines de I'espagnol3 . II faut egalement mentionner qu'entre Ie XIe et Ie XIue siecle l'influence des parlers franc ;ais, attribuable aux alliances matrimoniales des souverains avec des princesses venues d'au-dela des Pyrenees de meme qu'ala venue en Espagne de nombreux clunisiens, est a son 3. Dans cet ouvrage, intitule Origenes del espanol. Estado linguistico de Ia Peninsula iberica hasta el siglo XI et pam en 1926, Menendez Pidal presente sa vision de l'evolution de Ia langue espagnole dans Ia peninsule iberique: au romance wisigothique archalsant qui est employe durant l'occupation arabe et coexiste avec un latin archalsant lui aussi par rapport acelui qui est utilise ailleurs en Europe succede, apartir du debut du ~ siecle et jusque vers 1067, Ia predominance du Ieonais, suivie jusqu'aux annees 1140 de Ia suprematie du romance castilIan. Instructif abien des egards, cet ouvrage l'est autant par ce qu'il dit que par ce qu'il tait. II faut, ace propos, lire l'article particulierement eclairant qu'y a consacre Jose Ortega y Gasset (1927). 15 LE TRADUCTEUR, L'ÉGLISE ET LE ROI apogée tant à la cour que dans le milieu ecclésiastique. Ainsi donc, des traits gascons ou provençaux sont perceptibles, comme l'a montré Rafaël Lapesa (1968), tant dans des actes notariés que dans la littérature de l'époque, marquée entre autres par la présence de gallicismes (sojornar, par exemple, calqué sur «séjourner», ou trobar, sur «trouver») et l'apocope du e final (Lapesa, 1968:142-144). Au reste Tolède, selon J.-P. Molénat, se distingue des autres villes du royaume de Castille par le fait qu'après l'arrivée des chrétiens, c'est-à-dire après que lesArabes eurent perdu le pouvoir , la langue arabe écrite perdure. Il s'agit là d'une situation attribuable, d'après ce dernier, à la présence des mozarabes qui« imposent l'arabe comme langue de l'expression écrite dans la ville jusqu'à la fin du XIIIe siècle (tous les documents tolédans qui ne sont pas d'origine spécifiquementroyale ou ecclésiastique sont rédigés en arabe)» (Molénat, 1986: 52). Ainsi, certains documents signés par l'archevêque Raymond, lorsqu'il traitait avec des mozarabes, sont rédigés en arabe. De plus, on a retrouvé dans des documents ayant appartenu à des clercs, en particulier des missels, des notes marginales rédigées en arabe, qui témoignent des difficultés que ces chrétiens éprouvaient à comprendre le latin d'Église (Gonzalez Palencia, 1945:168). En fait, ce n'est que vers la fin du XIIIe siècle que l'arabe cédera sa place au romance, à l'époque où celui-ci est élevé peu à peu, grâce à la politique linguistique d'Alphonse X, au rang de langue nationale4 , de castillan («el nuestro lenguaje de Castilla», pour reprendre les propos du souverain). Les juifs, cependant, emploieront l'arabe écrit jusqu'à la fin du XIVe siècle, certains l'utilisant encore au XVe ;ce n'est qu'au XVIe siècle que la pratique de l'arabe disparaîtra définitivement de Tolède. 4. Ramôn Menéndez Pidal a qualifié ce phénomène — en rien fortuit — de castellanizaciôn (« castillanisation») de l'Espagne. Cette notion, reprise par M. Resnick, est illustrée, dans l'ouvrage qu'il a consacré à l'histoire de la langue espagnole, par une carte qui montre la progression du romancecastillan : d'abord circonscrit à la région de Burgos, dans le nord du pays, il progresse jusqu'au sud de Tolède dans un premier temps, s'étend ensuite au cours du XIIIe siècle à une grande partie de la péninsule, à l'exception du Al-Andalus au sud, de l'Aragon, de la Catalogne et de la région de Valence à l'est, du Léon et de la Galiceà l'ouest pour finalement,à partir du XIVe siècle, conquérir la presque totalité du territoire, hormis la Galice, le Pays basque, la Catalogne et la région de Valence. 16 LE TRADUCTEUR, L'EGLISE ET LE ROI apogee tant a la cour que dans Ie milieu ecc1esiastique. Ainsi done, des traits gascons ou proven<;aux sont perceptibles, comme l'a montre Rafael Lapesa (1968), tant dans des actes notaries que dans la litterature de l'epoque, marquee entre autres par la presence de gallicismes (sojornar, par exemple, calque sur «sejourner», ou trobar, sur «trouver») et l'apocope du e final (Lapesa, 1968: 142-144). Au reste Tolede, selon I.-P. Molenat, se distingue des autres villes du royaume de Castille par Ie fait qu'apres l'arrivee des chretiens, c'est-a-dire apres que les Arabes eurent perdu Ie pouvoir , la langue arabe ecrite perdure. II s'agit la d'une situation attribuable, d'apres ce dernier, a la presence des mozarabes qui«imposent l'arabe comme langue de l'expression ecrite dans la ville jusqu'a la fin du xrue siec1e (tous les documents toledans qui ne sont pas d'origine specifiquement royale ou ecc1esiastique sont rediges en arabe») (Molenat, 1986: 52). Ainsi, certains documents signes par l'archeveque Raymond, lorsqu'il traitait avec des mozarabes, sont rediges en arabe. De plus, on a retrouve dans des documents ayant appartenu a des c1ercs, en particulier des missels, des notes marginales redigees en arabe, qui temoignent des difficultes que ces chretiens eprouvaient a comprendre Ie latin d'Eglise (Gonzalez Palencia, 1945: 168). En fait, ce n'est que vers la fin du xrue siec1e que l'arabe cedera sa place au romance, a l'epoque ou celui-ci est eleve peu a peu, grace a lapolitique linguistique d'Alphonse X, au rang de langue nationale , de castillan (<< el nuestro lenguaje de Castilla», pour reprendre les propos du souverain). Les juifs, cependant, emploieront l'arabe ecrit jusqu'a la fin du XIV siec1e, certains l'utilisant encore au XV; ce n'est qu'au xvre siec1e que la pratique de l'arabe disparaitra definitivement de Tolede. 4. Ram6n Menendez Pidal a qualifie ce phenomene - en rien fortuit - de castellanizaci6n «< castillanisation») de I'Espagne. Cette notion, reprise par M. Resnick, est illustree, dans l'ouvrage qu'il a consacre aI'histoire de la langue espagnole, par une carte qui montre la progression duromance castillan : d'abord circonscrit ala region de Burgos, dans Ie nord du pays, il progresse jusqu'au sud de Tolede dans un premier temps, s'etend ensuite au cours du XIIIe siec1e aune grande partie de la peninsule, al'exception du AI-Andalus au sud, de l'Aragon, de la Catalogne et de la region de Valence al'est, du Le6n et de la Galice al'ouest pour finalement, apartir du XIV siec1e, conquerir la presque totalite du territoire, hormis la Galice, Ie Pays basque, la Catalogne et la region de Valence. 16 CONTEXTE HISTORIQUE Nous l'avons mentionné, la prise de Tolède en 1085 constitue une étape importante par l'avancée considérable dans les territoires encore aux mains des Arabes au sud qu'elle représente pour les conquérants chrétiens. Pour autant, cet événement ne doit pas être pris de manière isolée: il suffit de consulter en effet les cartes géographiques illustrant les principales étapes de la Reconquête(Lomax, 1984:243) pour mesurer l'ampleur des territoires repris aux Arabes par les chrétiens entre 1080 et 1130 (dont Tolède en 1085). Dès lors, assurés en quelque sorte de l'emporter sur les Arabes, ils purent consacrer une partie de leurs efforts à la récupération (dans les deux sens du mot, cela va sans dire) d'un savoir scientifique et philosophique dont, semble-t-il, ils perçurent assez rapidement la valeur. Cette récupération donna lieu à des travaux de traduction qui, est-il besoin de le rappeler, ne surgirent pas d'un jour à l'autre mais qui constituent leprolongement et l'apogée d'une activité amorcée dès le Xe siècle. Dès cette époque, en effet, les Occidentaux s'intéressèrent à la science arabe et celle-ci commen ça à leur parvenir par divers contacts: ainsi, le moine Gerbert d'Aurillac (qui devint en 999le pape Sylvestre II et mourut en 1003) étudia les mathématiques, l'astronomie et les sciences arabes au cours d'un voyage qu'il effectua dans la péninsule ibérique entre 967et 970.Il y découvrit et fut,semble-t-il, le premier Occidental à emprunter aux Arabes l'usage de l'abaque à colonnes, sorte de «calculette des temps anciens» qui, par la disposition en colonnes des unités, dizaines et centaines, facilitait grandement le calcul. Son nom est associé au monastère bénédictin de Ripoll qui attirait alors d'autres clercs venus du reste de l'Europe. On a en effet retrouvé à Ripolldes manuscrits datant de la fin du Xe siècle; dans certains cas, il s'agissait de traductions «anonymes, fragmentaires... émaillées de termes arabes» (Millâs Vallicrosa, 1960: 94) (trad. C. Foz). À la fin du XIe siècle et au début du XIIe , un médecin originaire de Huesca, en Aragon,et nommé en espagnol PedroAlfonso (PetrusAlfonsi en latin),juif converti dont le véritable nom est Moïse Sepharda, traduisit en latin des œuvres d'astronomie arabes. Lesactivités de ce clerc, qui connaissait l'hébreu, le latin et l'arabe, se déroul èrent dans le nord-est de l'Espagne et lui valurent, en 1115, d'être accueilli à la cour du roi Henri Ier d'Angleterre pour y enseigner l'astronomie arabe. À la même époque, l'École de Chartres envoya un certain nombre d'étudiants en Espagne, 17 CONTEXTE HISTORlQUE Nous l'avons mentionne, la prise de Tolede en 1085 constitue une etape importante par l'avancee considerable dans les territoires encore aux mains des Arabes au sud qu'elle represente pour les conquerants chretiens. Pour autant, cet evenement ne doit pas etre pris de maniere isolee: il suffit de consulter en effet les cartes geographiques illustrant les principales etapes de la Reconquete (Lomax, 1984: 243) pour mesurer l'ampleur des territoires repris aux Arabes par les chretiens entre 1080 et 1130 (dont Tolede en 1085). Des lors, assures en quelque sorte de l'emporter sur les Arabes, ils purent consacrer une partie de leurs efforts ala recuperation (dans les deux sens du mot, cela va sans dire) d'un savoir scientifique et philosophique dont, semble-t-il, ils per~rent assez rapidement la valeur. Cette recuperation donna lieu ades travaux de traduction qui, est-il besoin de Ie rappeler, ne surgirent pas d'un jour al'autre mais qui constituent Ie prolongement et l'apogee d'une activite amorcee des Ie Xe siec1e. Des cette epoque, en effet, les Occidentaux s'interesserent ala science arabe et celle-ci commenc ;a aleur parvenir par divers contacts: ainsi, Ie moine Gerbert d'Aurillac (qui devint en 999 Ie pape Sylvestre II et mourut en 1003) etudia les mathematiques, l'astronomie et les sciences arabes au cours d'un voyage qu'il effectua dans la peninsule iberique entre 967 et 970. 11 Ydecouvrit et fut, semble-t-il, Ie premier Occidental aemprunter aux Arabes l'usage de l'abaque a colonnes, sorte de «calculette des temps anciens» qui, par la disposition en colonnes des unites, dizaines et centaines, facilitait grandement Ie calcul. Son nom est associe au monastere benedictin de Ripoll qui attirait alors d'autres clercs venus du reste de l'Europe. On a en effet retrouve aRipoll des manuscrits datant de la fin du xe siec1e; dans certains cas, il s'agissait de traductions «anonymes, fragmentaires... emailIees de termes arabes» (Millas Vallicrosa, 1960: 94) (trad. C. Foz). A la fin du Xle siecle et au debut du XIIe , un medecin originaire de Huesca, en Aragon, et nomme en espagnol Pedro Alfonso (Petrus Alfonsi en latin), juif converti dont Ie veritable nom est MOIse Sepharda, traduisit en latin des CEuvres d'astronomie arabes. Les activites de ce clerc, qui connaissait l'hebreu, Ie latin et l'arabe, se deroulerent dans Ie nord-est de l'Espagne et lui valurent, en 1115, d'etre accueilli ala cOur du roi Henri Ier d'Angleterre pour y enseigner l'astronomie arabe. A la meme epoque, I'Ecole de Chartres envoya un certain nombre d'etudiants en Espagne, 17 LE TRADUCTEUR, L'EGLISE ET LE ROI dans la région de l'Èbre, pour les familiariseravec la traduction de l'arabe vers le latin (Millâs Vallicrosa, 1942:8). Il convient de signaler par ailleurs que la péninsule ibérique ne constitue pas le seul foyer de traduction de cette époque, mais participe d'un vaste mouvement qui témoigne d'un tournant capital dans l'histoire intellectuelle et scientifique du Moyen Age latin et dont les autres pôles sont l'Italie, la Sicile et Byzance: au premier sont rattachés des noms tels ceux de Burgundio de Pisé, Jacques de Venise ou Moïse de Bergame. À Salerne, ville célèbre pour son école de médecine, les traducteurs latins, dont le chef de file avait été au XIe siècle Constantin l'Africain, s'intéressèrent principalement aux textes grecs et arabes consacrés à la médecine. En Sicile — rappelons que Palerme, après plus de deux siècles de domination arabe, était tombée aux mains des armées de la chrétienté occidentale en 1072 —, le mouvement de traduction en latin d'œuvres grecques ou arabes amorcé à la cour du roi Roger (1130-1154) se poursuivit sous Guillaume Ier (1154-1166) grâce, en particulier, aux travaux d'Aristippe et d'Eugène de Palerme; il atteint son apogée avec Frédéric II qui, dès la fin du XIIe siècle, réunit à la cour de Palerme des érudits de diverses origines (grecs, arabes et italiens principalement). Par ailleurs, leplurilinguisme observable à la même époque dans la capitaledu royaumebyzantin, Constantinople , où vivaient de nombreuses colonies étrangères, donna également lieu à des travaux de traduction du grec au latin. Pluralisme linguistique, multiculturalisme et climat politique favorable constituent donc lepoint de départ de toute une série de travaux de traduction qui connurent deux temps forts: un premier, dont les tout débuts se situent vers 1130, pour ne prendre de l'importance qu'à partir du milieu du XIIe siècle environ et se terminer vers 1187, et un autre, de 1252 à 1287. Entre ces deux périodes, les activités de traduction ne cessèrent certes pas complètement, mais l'immensité du territoire reconquis par les chrétiens entre 1210 et 1250 et qui s'étend, grosso modo, des régions situées au sud de Tolède au royaume de Grenade (Lomax,1984:243), témoigne des priorités des responsables politiques de l'époque. Aux années d'intenses activités scientifiques succèdent des années de conquêtes, ou, pour reprendre la formule de Jean-PierreDedieu, «le monde chrétien d'Occident [...] est demandeur et conquérant, il oscille entre la 18 LE TRADUCTEUR, L'EGLISE ET LE ROJ dans la region de l'"Ebre, pour les familiariser avec la traduction de l'arabe vers Ie latin (Millas Vallicrosa, 1942: 8). II convient de signaler par ailleurs que la peninsule iberique ne constitue pas Ie seul foyer de traduction de cette epoque, mais participe d'un vaste mouvement qui temoigne d'un tournant capital dans l'histoire intellectuelle et scientifique du Moyen Age latin et dont les autres poles sont l'Italie, la Sicile et Byzance: au premier sont rattaches des noms tels ceux de Burgundio de Pise, Jacques de Venise ou MOIse de Bergame. A Salerne, ville celebre pour son ecole de medecine, les traducteurs latins, dont Ie chef de file avait ete au Xle siecle Constantin l'Africain, s'interesserent principalement aux textes grecs et arabes consacres a la medecine. En Sicile - rappelons que Palerme, apres plus de deux siec1es de domination arabe, etait tombee aux mains des armees de la chretiente occidentale en 1072 -, Ie mouvement de traduction en latin d'CEuvres grecques ou arabes amorce a la cour du roi Roger (1130-1154) se poursuivit sous Guillaume Ier (1154-1166) grace, en particulier, aux travaux d'Aristippe et d'Eugene de Palerme; il atteint son apogee avec Frederic nqui, des la fin du xne siecle, reunit ala cour de Palerme des erudits de diverses origines (grecs, arabes et italiens principalement). Par ailleurs, Ie plurilinguisme observable a la meme epoque dans la capitale du royaume byzantin, Constantinople , ou vivaient de nombreuses colonies etrangeres, donna egalement lieu a des travaux de traduction du grec au latin. Pluralisme linguistique, multiculturalisme et c1imat politique favorable constituent donc Ie point de depart de toute une serie de travaux de traduction qui connurent deux temps forts: un premier, dont les tout debuts se situent vers 1130, pour ne prendre de l'importance qu'a partir du milieu du xne siec1e environ et se terminer vers 1187, et un autre, de 1252 a 1287. Entre ces deux periodes, les activites de traduction ne cesserent certes pas completement, mais l'immensite du territoire reconquis par les chretiens entre 1210 et 1250 et qui s'etend, grosso modo, des regions situees au sud de Tolede au royaume de Grenade (Lomax, 1984: 243), temoigne des priorites des responsables politiques de l'epoque. Aux annees d'intenses activites scientifiques succedent des annees de conquetes, ou, pour reprendre la formule de Jean-Pierre Dedieu, «Ie monde chretien d'Occident [...] est demandeur et conquerant, il oscille entre la 18 [18.116.63.236] Project MUSE (2024-04-23 07:15 GMT) CONTEXTEHISTORIQUE guerre et l'échange»(Dedieu, 1991:39). La soixantaine d'années séparant la fin des travauxlatins (1187) et le début des travaux alphonsiens (1252, année de l'accession au trône d'AlphonseX) laisse donc apparaître une rupture qui permet difficilement de voir dans les seconds le simple prolongement des premiers. Il n'est pas sûr pour autant que la seule incompatibilité soit celle qui existe entre, d'une part, des périodes marquées par les grandes batailles militaires (défaite chrétienne d'Alarcos en 1195, revanche de Las Navas de Tolosa en 1212, conquête de Valence en 1238 et de Séville en 1248), et l'avancée vers le sud que celles-ci représentent sur tous les fronts (au centre,comme à l'est et à l'ouest, l'étau se resserre autour du royaume de Grenade) et, d'autre part, les périodes qui furent les plus productives sur le plan culturel et scientifique. Entre le XIIe et le XIIIe siècle, en effet, les enjeux ne sont plus tout à fait lesmêmes : nous verrons en effet que l'on passe d'une époque où la mise en latin des grands textes de la science et de la philosophie arabes n'est officiellement admise qu'en tant qu'elle participe de la lutte contre l'infidèle,et ce,quelles que soient par ailleurs les motivations personnelles des artisans de la traduction, à une autre époque au cours de laquelle priment la castillanisation, une volonté d'affirmation nationale et une certaine distance vis-àvis d'un pouvoir religieux sans doute jugé tropcontraignant. Travaux latins et travaux alphonsiens Les activités de traduction du XIIe et du XIIIe siècle ont connu diverses appellations :CharlesJourdain, qui fut un des premiers à s'intéresser en France à ces travaux, parle d'un «collège [sic] de traducteurs» (Jourdain, 1960: 108, 119), Menéndez Pelayo fait allusion au «grân taller de traductores » (grand atelier des traducteurs ) (Menéndez Pelayo, 1947: 175); Millâs Vallicrosa, quant à lui, fait état du «grupo de Toledo» (groupe de Tolède), baptisé, écrit-il, Escuela de Traductores de Toledo (École de traducteurs de Tolède) (MillâsVallicrosa,1960:114); cette dénomination , ainsi que son raccourciÉcole deTolède, est demeurée la plus couramment employée lorsque l'on fait référence à cette période de l'histoire de la traduction. Nous reviendrons ultérieurement sur les problèmes que pose la définitiondu concept d'école appliqué à Tolède.Nous avons mentionné que la vision 19 CONTEXTE HISTORIQUE guerre et l'echange» (Dedieu, 1991 :39). La soixantaine d'annees separant la fin des travaux latins (1187) et Ie debut des travaux alphonsiens (1252, annee de l'accession au tr6ne d'Alphonse X) laisse done apparaitre une rupture qui permet difficilement de voir dans les seconds Ie simple prolongement des premiers. 11 n'est pas sur pour autant que la seule incompatibilite soit celIe qui existe entre, d'une part, des periodes marquees par les grandes batailles militaires (defaite chretienne d'Alarcos en 1195, revanche de Las Navas de Tolosa en 1212, conquete de Valence en 1238 et de Seville en 1248), et I'avancee vers Ie sud que celles-ci representent sur tous les fronts (au centre, comme a l'est et a I'ouest, l'etau se resserre autour du royaume de Grenade) et, d'autre part, les periodes qui furent les plus productives sur Ie plan culturel et scientifique. Entre Ie xne et Ie XIW siecle, en effet, les enjeux ne sont plus tout a fait les memes: nous verrons en effet que I'on passe d'une epoque ou la mise en latin des grands textes de la science et de la philosophie arabes n'est officiellement admise qu'en tant qu'elle participe de la lutte contre l'infidele, et ce, quelles que soient par ailleurs les motivations personnelles des artisans de la traduction, a une autre epoque au cours de laquelle priment la castillanisation, une volonte d'affirmation nationale et une certaine distance vis-avis d'un pouvoir religieux sans doute juge trop contraignant. Travaux latins et travaux alphonsiens Les activites de traduction du xne et du XIIIe siecle ont connu diverses appellations: Charles Jourdain, qui fut un des premiers a s'interesser en France aces travaux, parle d'un «college [sic] de traducteurs» (Jourdain, 1960: 108, 119), Menendez Pelayo fait allusion au «gran taller de traductores » (grand atelier des traducteurs ) (Menendez Pelayo, 1947: 175); Millas Vallicrosa, quant a lui, fait etat du «grupo de Toledo» (groupe de Tolede), baptise, ecrit-il, Escuela de Traductores de Toledo (Ecole de traducteurs de Tolede) (Millas Vallicrosa, 1960: 114); cette denomination , ainsi que son raccourci Ecole de Tolede, est demeuree la plus couramment employee lorsque l'on fait reference a cette periode de l'histoire de la traduction. Nous reviendrons ulterieurement sur les problemes que pose la definition du concept d'ecole applique a Tolede. Nous avons mentionne que la vision 19 LE TRADUCTEUR, L'EGLISE ET LE ROI globalisante tendant à envisager ces réalisations comme une seule et même «entreprise» ayant pris naissance entre 1126 et 1130 pour s'achever vers 1287 méritait d'être revue, du fait que les enjeux avaient évolué entre le XIIe et le XIIIe siècle. Il en va de même si l'on s'intéresse aux traducteurs, dont le «profil» change d'un siècle à l'autre:au lettré du XIIe siècle qui, en tant que tel, et quelles que soient ses origines, se doit d'exercer ses activités dans le giron de l'Église et y inféoder tout savoir extérieur à celle-ci, succède un lettré choisi eu égard à sescompétences pour instruire le roi et assurer le succès d'une politique linguistique et «culturelle» axée sur l'affirmation nationale. Selon José Gil (1974: 4), qui distingue, quant à lui, les deux périodes en se fondant, d'une part, sur les domaines abordés par les traducteurs et, d'autre part, sur les langues, il existe une caractéristique commune aux deux périodes, qui n'est autre que l'existence d'un mécénat, de l'Église, en la personne de l'archev êque Raymond pour la première, et de l'État, en la personne du roi Alphonse Xpour la seconde. Nous verrons précisément maintenant qui étaient l'archevêque Raymond et Alphonse Xet quel fut leur rôle respectif dans l'entreprise de traduction du XIIe et du XIIIe siècle. Nous analyserons ensuite la question du mécénat, c'est-à-dire de l'intérêt que pouvait représenter pour eux ces travaux, et reviendrons sur les différents facteurs permettant de différencier les deux époques. En avril 1125, à la mort de l'archevêque Bernard, le pape nomma, sur les conseils du roiAlphonse VII,un autre clunisien, Raymond, originaire de la région d'Agen en France. Celui-ci, à l'instar de son prédécesseur, devint également, en même temps, primat d'Espagne. Il n'est pas inutile, étant donné l'importance de l'archevêque Raymond au sein de l'Église tolédane, de présenter ici un certain nombre de renseignements concernant ce personnage (Gonzalez Palencia, 1945: 103-170): Raymond, qui s'était rendu en Espagne au début du siècle sur les conseils de l'archevêque Bernard, avait occupé à partir de 1109 la charge d'évêque à Osma. De sa nomination à la tête de l'Église tolédane jusqu'à sa mort en 1152, l'archevêque Raymond, qui participa à divers conciles nationaux ou provinciaux, ne cessa de défendre les privilèges de cette institution et de ses clercs; il obtint en 1128 que les membres du clergé soient exemptés du service militaire, puis, plus tard, qu'un dixième de tout l'argent fabri20 LE TRADUCTEUR, L'EGLISE ET LE ROI globalisante tendant a. envisager ces realisations comme une seule et meme «entreprise» ayant pris naissance entre 1126 et 1130 pour s'achever vers 1287 meritait d'etre revue, du fait que les enjeux avaient evolue entre Ie XIIe et Ie xrne siec1e. II en va de meme si l'on s'interesse aux traducteurs, dont Ie «profil» change d'un siec1e a. l'autre: au lettre du XIIe siec1e qui, en tant que tel, et queUes que soient ses origines, se doit d'exercer ses activites dans Ie giron de I'Eglise et y infeoder tout savoir exterieur a. ceUe-ci, succede un lettre choisi eu egard a. ses competences pour instruire Ie roi et assurer Ie succes d'une politique linguistique et «cultureUe» axee sur l'affirmation nationale. Selon Jose Gil (1974: 4), qui distingue, quant a. lui, les deux periodes en se fondant, d'une part, sur les domaines abordes par les traducteurs et, d'autre part, sur les langues, il existe une caracteristique commune aux deux periodes, qui n'est autre que l'existence d'un mecenat, de I'Eglise, en la personne de l'archeveque Raymond pour la premiere, et de I'Etat, en la personne du roi Alphonse X pour la seconde. Nous verrons precisement maintenant qui etaient l'archeveque Raymond et Alphonse Xet quel fut leur role respectif dans l'entreprise de traduction du XIIe et du xme siec1e. Nous analyserons ensuite la question du mecenat, c'est-a.-dire de l'interet que pouvait representer pour eux ces travaux, et reviendrons sur les differents facteurs permettant de differencier les deux epoques. En avril 1125, a. la mort de l'archeveque Bernard, Ie pape nomma, sur les conseils du roi Alphonse VII, un autre c1unisien, Raymond, originaire de la region d'Agen en France. Celui-ci, a. l'instar de son predecesseur, devint egalement, en meme temps, primat d'Espagne. II n'est pas inutile, etant donne l'importance de l'archeveque Raymond au sein de 1'Eglise toledane, de presenter ici un certain nombre de renseignements concernant ce personnage (Gonzalez Palencia, 1945: 103-170): Raymond, qui s'etait rendu en Espagne au debut du siec1e sur les conseils de 1'archeveque Bernard, avait occupe a. partir de 1109 la charge d'eveque a. Osma. De sa nomination a. la tete de 1'Eglise toledane jusqu'a. sa mort en 1152,1'archeveque Raymond, qui participa a. divers conciles nationaux ou provinciaux, ne cessa de defendre les privileges de cette institution et de ses c1ercs; il obtint en 1128 que les membres du c1erge soient exemptes du service militaire, puis, plus tard, qu'un dixieme de tout l'argent fabri20 CONTEXTE HISTORIQUE que à Tolède soit versé à l'Église. Proche du roi Alphonse VII,il défendit la politique du souverain : peuplement des territoires nouvellement repris aux Arabes par les Espagnols, mise en valeur des terres grâce à des travaux d'irrigation et développement de l'agriculture. Homme de pouvoir, il défendit la primaut é de Tolède sur les archevêchés de la Péninsule. Quelle part eut-il dans le travail de traduction du XIIe siècle? Il reste peu de traces matérielles de son rôle: la seule marque de son intervention est le prologue à la traduction du Dedifférentiel spiritus etanimx,fait qui permet difficilement de faire deRaymond le commanditaire principal des nombreux travaux de traduction menés à cette époque. Il convient donc à l'évidence de mettre un bémol aux affirmations faisant de lui le «créateur d'un collège [sic] de traducteurs» (Jourdain, 1960: 119), celui qui «... organisa (c'est nous qui soulignons) un genre de collège au sein duquel des lettrés chrétiens s'associèrent avec des musulmans et des juifs pour traduire des écrits arabes en latin» (Sarton, 1962: 71) (trad. C. Foz), «l'instigateur (c'est nous qui soulignons) et l'inspirateur (idem) de la très célèbre (idem) «École des Traducteurs de Tolède» (Ugidos, 1948: 25) (trad. C.Foz). Siaux années pendant lesquelles l'archevêque Raymond fut à la tête de l'Église tolédane correspond le début d'une période qui vit la traduction d'un grand nombre d'œuvres philosophiques arabes (auparavant on s'intéressait assez peu aux ouvrages philosophiques, les traductions réalisées en Espagne jusque-là étant plutôt consacrées aux sciences exactes, astronomie et mathématiques principalement), cela est davantageattribuable à l'essor que le mouvement dans son ensemble acquit après un certain nombre d'années qu'à l'action d'un seul homme, aussi puissant fût-il. De fait, s'il fallait distinguer, parmi les acteurs du XIIe siècle, celui dont l'action se démarque, c'est sans aucun doute plus vers un traducteur que vers un commanditaire qu'il faudrait porter ses regards. Gérard de Crémone apparaît en effet comme la figure majeure du XIIe siècle: ne produisit-il pas, à l'aide de collaborateurs plus ou moins déclarés, certes — ce qui permet de voir en lui un chef de file exerçant un certain ascendant sur cesderniers plutôt qu'un travailleur de l'ombre —, plus de soixante-dix traductions d'œuvres majeures du grec ou de l'arabe? Un chiffre qui prend toute sa signification si l'on considère que le catalogue de la 21 CONTEXTE HISTORIQUE que a Tolede soit verse a l':Eglise. Proche du roi Alphonse VII, il defendit la politique du souverain: peuplement des territoires nouvellement repris aux Arabes par les Espagnols, mise en valeur des terres grace a des travaux d'irrigation et developpement de l'agriculture. Homme de pouvoir, il defendit la primaute de Tolede sur les archeveches de la peninsule. Quelle part eut-il dans Ie travail de traduction du XIIe siecle? II reste peu de traces materielles de son role: la seule marque de son intervention est Ie prologue a la traduction du De differentia spiritus et anim

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