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Acclimatement
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Mon mari revint du boulot de mauvais poil. Il avait été surpris par une averse pendant qu’il revenait au village en voiture et, comme d’habitude, la pluie avait trouvé le moyen de s’infiltrer dans les bougies d’allumage de la vieille bagnole. Il dut se garer à deux reprises le long de la route afin d’ouvrir le capot et d’éponger le chapeau d’allumage À son arrivée, il était trempé jusqu’aux os et ce qui lui restait de cheveux collait à son crâne, n’améliorant en rien son air grognon. Il grimpa les escaliers à l’arrière de la maison en maugréant. Comble de malheur, il venait d’apprendre à la radio que l’Association nationale des météorologues se mettrait en grève dès le lendemain. Je fis du mieux que je pus pour lui remonter le moral. Même si nous étions au beau milieu de l’été, je lui servis un repas chaud, son plat préféré, des côtelettes d’agneau braisées avec de la sauce à la menthe. Je cueillis de la menthe fraîche dans notre jardin, cette frange sauvage qui longeait le garage. — Ne t’en fais pas pour la grève, lui dis-je, ça ne durera qu’un jour ou deux. Je me fourvoyais royalement. Nous écoutâmes la radio durant les heures qui suivirent, mais il y eut très peu de nouveau. On annonça que des Acclimatement 26 Le Carnaval du quotidien discussionshouleusesavaientlieu.Pouruneraisonquelconque, ces discussions avaient été mises sous le sceau du secret et le tout se déroulait à huis clos. Chut! — Je parie qu’ils se querellent pour une question de salaire, dit mon mari. Notre monde devient d’année en année de plus en plus cupide. Il aimait se croire insensible aux appétits matériels et à l’avidité des gens du commun. Il n’avait pas tort sur ce dernier point. Les voisins ne cessaient de changer leur tondeuse contre le tout dernier modèle ou de se faire construire des piscines, ce que mon mari jugeait prétentieux et lamentable. Quant à moi, j’aurais été ravie d’installer une petite piscine en béton à côté de la véranda, pour offrir à ma vue un éclat d’eau turquoise lorsque je regarderais par la fenêtre le matin. Je me serais même volontiers contenté d’un petit étang à poissons rouges. Il n’avait que faire d’un tel luxe. Il avait un boulot à la pépinière, une voiture convenable quoique capricieuse, une hypothèque remboursée, un potager et une véranda vitrée d’où il pouvait regarder les arbres se courber sous le vent dans la cour; ce tableau parvenait toujours à le revigorer. Selon moi (à vrai dire, il m’en avait fait l’aveu lors d’un de nos rares moments de tendresse), il aimait songer à l’immense réseau que formaient les racines des arbres plongeant profondément sous la surface complaisante des pelouses, pour ensuite bifurquer à l’horizontale et s’enfoncer mètre par mètre dans un labyrinthe complexe de tentacules qui saisissaient à pleines poignées des particules terreuses et ancraient ainsi solidement les grands chênes et érables, les rendant imperturbables devant la turbulence du vent et les avertissements météorologiques. — Les racines, m’avait-il dit le soir de cette étrange conversation, remplissent leur fonction, ni plus ni moins. Elles ne font ni pause-café ni pause-cigarette et ne se plaignent pas de leur salaire. Mon mari était le genre d’homme qui valorisait la diligence et la persévérance. Il aurait voulu voir ses semblables [54.82.44.149] Project MUSE (2024-03-28 16:14 GMT) Acclimatement 27 faire preuve dans leur vie quotidienne d’autant de dévouement et de sérieux que lui. Les premières vingt-quatre heures de la grève se prolong èrent et devinrent quarante-huit heures, puis soixantedouze heures. À mon avis, les météorologues revendiquaient de meilleurs régimes de pension. «Pension» et «retraite» étaient les seuls mots que les gens avaient à la bouche. Je redoutais moi-même la retraite, ou plutôt celle de mon mari. Comment s’occuperait-il, lui et ses éternels élans d’irascibilité? — Ils se chamaillent probablement pour leurs conditions de travail, grogna mon mari. Ses propres conditions de travail lui convenaient parfaitement , puisqu’il avait un penchant pour le plein air. J’avais...