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Le foulard Il y a deux ans de cela, l’éditeur de mon roman organisa une tournée de promotion dans trois villes, soit New York, Washington et Baltimore. Un effort publicitaire bien modeste, direz-vous, mais les éditions Scribano & Lawrence ne savaient pas trop quoi faire de moi. Il s’agissait de mon tout premier roman. J’étais une femme dans la quarantaine, d’allure on ne peut plus banale et je n’avais pas vraiment le tour avec les médias. En fait, l’infime réputation dont je jouissais était plutôt en tant qu’éditrice et universitaire, mais certainement pas, à la grande surprise de tous, en tant qu’auteure d’un«récit vif, empreint d’une fraîcheur printanière», du moins aux dires du Publishers Weekly. Le succès des ventes de My Thyme Is Up1 en médusa plus d’un. Monsieur Scribano et moi ignorions totalement qui achetait ce roman. «Sans doute de jeunes professionnelles, avança-t-il, des filles rongées par la solitude et l’anxiété.» Ces propos me blessèrent légèrement. Mais en toute franchise, même les critiques, aussi positives fussent-elles, 1. NDT : Le titre du roman comporte un jeu de mots intraduisible en français qui repose sur la parfaite homophonie entre les mots time (temps) et thyme (thym) en anglais. Ainsi, «My Thyme Is Up» peut signifier à la fois «Mon thym pousse» et «Il ne me reste plus de temps». 10 Le Carnaval du quotidien m’avaient subtilement froissée. Les chroniqueurs semblèrent surpris que mon court roman (de deux cents pages pile) puisse posséder une profondeur quelconque. «Étrangement captivant, affirma la critique littéraire du New York Times. Le roman de Mme Winters est dans l’air du temps, certes, mais il n’a pas l’étoffe d’un classique.» Mon mari, Tom, m’incita à prendre cela comme un compliment en affirmant que tout roman digne de ce nom était un reflet conscient de l’époque dans laquelle il s’inscrivait et que ce n’était qu’au fil du temps qu’il arrivait parfois, malgré lui, à briller d’un lustre permanent. Je n’étais pas convaincue. J’avais passé de longues années, en ma qualité d’éditrice, plongée dans les œuvres de Danielle Westerman et j’avais cultivé un degré quasi paralysant d’appr éciation critique à l’égard de son intégrité morale. J’étais tout à fait consciente que mon livre avait un côté franchement gentillet. Mes trois adolescentes, Nancy, Chris et Norah, étaient ravies du livre, car leurs noms avaient été mentionnés dans une entrevue pour la revue People : «Mme Winters vit dans une ferme à proximité de Lancaster, en Pennsylvanie. Elle est mariée à un médecin généraliste et élève trois jolies filles : Nancy, Christine et Norah.» Cela leur suffisait. Jolies. Norah, la plus littéraire d’entre elles (Nancy et Chris étaient inscrites au programme enrichi en sciences), marmonna que le livre aurait mieux tenu la route si je n’avais pas opté pour un dénouement heureux, si Alicia s’était résolue à mettre fin à ses jours et que Roman l’avait rejetée. Mes filles affirmèrent qu’il y avait une sentimentalité outrancière dans les graines de thym qu’Alicia plantait dans son bac à fleurs, dans son humeur passive et ses espoirs plaintifs. Et aucune personne saine d’esprit n’aurait chantonné (comme Alicia) ces mots qui parvinrent jusqu’aux oreilles de Roman (il préparait du café dans la cuisine) et qui l’enchaînèrent à elle pour toujours :«My thyme is up.» Le roman remporta le prix Offenden. Bien que cette récompense m’ait valu une petite somme très appréciée, elle eut pour conséquence de reléguer mon livre à une classe inférieure. [3.146.255.127] Project MUSE (2024-04-26 04:37 GMT) Le foulard 11 Clarence et Dorothy Offenden avaient fondé ce prix dans les années soixante-dix, tant elles étaient exaspérées par la nébulosit é du roman contemporain. «Le prix Offenden souligne l’excellence littéraire et valorise l’accessibilité.» Tels étaient leurs critères. Dorothy et Clarence étaient des personnes riches bien gentilles, mais un peu simples et superficielles dans leurs jugements. Dorothy, en particulier, prenait plaisir à répéter sa recette pour un roman solide : — Un début, un milieu et une fin, aimait-elle dire. Est-ce...

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