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Tableaux carnavalesques D’un bout à l’autre de la ville, les gens enfilent leur costume. Tamara a ouvert la porte de sa garde-robe à toute volée. Elle adore ses vêtements. Elle connaît ses vêtements. À la voir faire, on ne peut s’empêcher d’être attendri. C’est son moment favori de la journée : debout devant sa garde-robe, encore un peu étourdie après une longue nuit de sommeil agité, elle se mord la lèvre, regarde la tringle encombrée de vêtements et réfléchit longuement avant de jeter son dévolu sur l’un de ceux-ci. Ça y est! La jupe de coton jaune avec ses grandes poches plaquées et son ourlet brodé à la main. Quelle trouvaille cette jupe! Et la blouse blanche. Magnifique! Ces manches, ce rabat boutonné. L’ampleur du col lui rappelle les danses folkloriques de Morris qu’elle a vues avec son copain Bruce l’année dernière, lors de l’Expo. Elle ajoute à l’ensemble sa nouvelle ceinture de paille. Parfait! Un collier de perles jaunes. Des boucles d’oreille, naturellement. Des sandales blanches. Ses jambes nues, sans bas de nylon. Et pourquoi pas? Elle ne consulte jamais la météo avant de s’habiller; ce sont plutôt ses vêtements qui dictent la météo. Aujourd’hui, ceux-ci dégagent, dans l’étroite rue et à l’arrêt d’autobus, un 2 Le Carnaval du quotidien rayonnement aussi puissant que la lumière de ce matin brumeux ; ils réchauffent sa couronne de cheveux soignée et enflamment son imagination. Ses pieds chaussés trépignent sur le trottoir en attendant l’autobus du parcours numéro 4. Elle n’est plus simplement Tamara, réceptionniste au Centre d’emploi jeunesse, mais une femme en jupe jaune. Une femme passionnée vêtue de jaune. Une Femme Vive et Passionnée qui Entame sa Journée. Sa Vie. Roger, un employé de la Commission du pétrole, âgé de trente ans, sort de l’épicerie en transportant une mangue dans sa main gauche. Il y était entré pour acheter une pomme et en est ressorti avec cela. Il n’a pas voulu prendre de sac à la caisse, mais a préféré tenir cette chose, cet objet dans sa main nue. Le fruit a coûté 1,29 $. Il s’étonne un peu de sa pesanteur, de sa pelure de cuir moulant sans coutures qui renferme une chair moelleuse, ou du moins c’est ce qu’il s’imagine. C’est la première fois qu’il achète une mangue. Il n’en a jamais mangé; il n’a aucune idée de la saveur ni de la préparation appropriée. Cuite comme une courge? Tranchée et saupoudrée de sucre comme une pêche? Il n’a pas la moindre intention de la manger, enfin, pas tout de suite… peut-être jamais. Le poids du fruit lui rappelle une balle de baseball, mais en plus volumineux, en plus long. La pelure lisse est d’un vert mûr. Mangue, mangue. Une enveloppe ovoïde, juteuse, qui épouse la courbe de la paume humaine, de sa main. C’est un homme de taille moyenne, costaud, divorcé, vêtu d’une chemise à col ouvert. Il se hâte de retourner au bureau après sa pause-café. Tout à coup, il fige sur place et se voit d’un œil nouveau : un homme tenant une mangue à la main gauche. Il se fait déjà à la sensation : la mangue semble plus légère et plus sèche, comme une paire de castagnettes qui se seraient greffées à son bras gauche d’une quelconque manière. D’un instant à l’autre, il se livrera à un cha-cha-cha ici même, devant les bureaux de la Commission du pétrole. Si seulement il y met un peu de volonté, il arrivera peut-être à retarder le triste sort qu’il entrevoit parfois quand il pense [18.118.254.94] Project MUSE (2024-04-24 23:02 GMT) Tableaux carnavalesques 3 à son avenir. Qu’il l’eût cru? Pas son ex-femme Lucile, ni ses collègues, ni son patron… ni lui-même. Et les sœurs Borden sont revenues de leur séjour de ski au mont Happy Valley. En vérité, il y a déjà un mois qu’elles sont rentrées chez elles...

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