-
Invention
- University of Ottawa Press
- Chapter
- Additional Information
Ma grand-mère est connue pour avoir inventé le couvrevolant . L’amour en était l’inspiration. Elle adorait son jeune mari et le traitait aux petits oignons. Son invention se voulait un gage de cet amour. Elle n’apprit jamais à conduire et se faisait un sang d’encre, l’hiver, quand elle voyait les mains gantées de mon grand-père glisser sur le volant – notre pays en est un de longs et rudes hivers, de routes glacées et de dangers qui nous guettent à chaque virage. Quand grand-papa était obligé de retirer ses gants pour mieux se cramponner au volant, le froid tournait vite ses jointures au blanc. Cette blancheur causait bien des tracas à ma grand-mère et la motiva à chercher un remède. Un après-midi lui suffit pour tricoter son premier modèle, son prototype, dirait-on. Mais celui-ci laissait à désirer, car il refusait de tenir sur la surface lisse du volant de leur Buick. Que faire? Elle fit la tournée des boutiques et dénicha un type de laine aux propriétés adhésives, une laine qui provenait de la côte ouest de l’Irlande où les moutons, à défaut de gazon traditionnel, broutaient les variétés locales de laîche et d’oyat. Elle confectionna un second modèle avec un rebord élastique, Invention 148 Le Carnaval du quotidien puis elle doubla le «gant» (c’est le nom qu’elle donna à son invention à l’époque) d’une bande de chamois. Mon grand-père, un fervent amateur de gadgets, était aux anges. Il baptisa l’objet son «chapeau à volant» et en vanta les mérites auprès de ses collègues. En peu de temps, ma grand-mère s’affaira à fabriquer une ribambelle de housses pour leur large cercle d’amis. Elle essaya la flanelle, le velours, le velours côtelé, la fourrure, le suède, la toile de jute… des tentatives qui aboutirent à autant de réussites que d’échecs. Elle offrit les divers modèles en cadeau d’invités ou encore en mit dans les bas de Noël. Un de ses amis lui envoya une carte de remerciement disant : «Mon volant est désormais bien au chaud dans sa jolie housse d’hiver.» C’est à ce moment-là que le terme officiel « housse » fut adopté, à peine quatre semaines avant qu’elle ne mobilise l’aide de quatre employées, des femmes recrutées au Foyer d’Alice pour filles-mères, et qu’elle n’aménage un atelier dans le grenier de sa maison, sur la rue Russell. L’argent commença à rentrer, tout d’abord au comptegoutte , puis à la tonne, surtout après la mise en marché du célèbre modèle à imprimé léopard qui devint le dernier chic, le nec plus ultra. Les gens s’étonnèrent de la voir se lancer corps et âme dans cette entreprise. On bâtit au nord de la ville une petite usine qu’elle inaugura en fracassant une bouteille de soda au gingembre sur la grille d’entrée; l’événement fut immortalisé au bulletin de nouvelles Pathé. (Si vous consultez les archives et regardez attentivement, vous distinguerez la silhouette floue de mon grand-père rayonnant de fierté parmi les spectateurs.) Par la suite, d’autres usines à Cincinnati, à Manchester et à Hong Kong se mirent de la partie. Depuis le début de l’entreprise , la demande ne cesse de surpasser la production, ce qui n’est pas peu dire. Il semble que le marché n’attendait que cela, un accessoire éminemment pratique. Ma grand-mère, une femme en robe-tablier, une femme qui osait à peine parler dans son propre téléphone, accorda plusieurs entrevues radiophoniques sur les mérites de la housse : cette dernière [54.198.157.15] Project MUSE (2024-03-29 14:38 GMT) Invention 149 arrivait non seulement à réchauffer une surface froide, mais aussi à rafraîchir un volant brûlant, problème fort répandu en Arizona, au Nouveau-Mexique et en Californie. Qui aurait pu prédire qu’un objet si désarmant de simplicité saurait combler les désirs de tant de consommateurs? Hormis ceux de mon grand-père, bien sûr, dont le moral dépérissait au fur et à mesure que l’empire de la housse s’étendait. Vers la fin de sa vie, il se débarrassa de la housse pour revenir...