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Elle se lève tôt, avale une tasse de café corsé sans sucre et prend place devant son écran. Elle a un aperçu assez flou de ce qu’elle veut composer : une nouvelle mettant en scène une jeune enfant, une fougère, une pomme jaune et un berceau bleu tout menu. Cependant, au bout de quelques mots, elle remarque qu’une des touches est défectueuse. Par malheur, c’est une voyelle, la seule pouvant représenter l’ego3. Naturellement, elle est sans le sou et n’a pas de compagnon capable de résoudre ce problème pour elle. Dans un tel cas, bon nombre de femmes ont le réflexe de jeter l’éponge et de mettre au rancart ces pensées brûlant de se montrer au grand jour. Pas notre femme, ça non! Elle retrousse ses manches, vous nous pardonnerez l’usage de cette métaphore ressassée, et elle repart à zéro. Elle se résout à contourner le problème. Elle fera preuve d’adresse, elle cherchera d’autres moyens et fera du néant un élément créateur. En un mot, elle s’arrangera avec les moyens du bord. Elle se met à l’ouvrage lentement et prudemment. Elle tape d’abord quatre mots : «À une époque reculée…» 3. NDT : Cette nouvelle repose sur le fait qu’en anglais la lettre «i» n’est pas seulement une voyelle, mais aussi le mot pour désigner la première personne du singulier, soit le «je». Absence 94 Le Carnaval du quotidien Alors que normalement la parole chez elle se déverse en un flot constant, à ce moment-là, elle s’écoule au comptegoutte . Elle s’arrête le temps de se creuser la tête; dans cette tête généralement féconde, elle entend le désert et l’écho résonner. Par où aller? Le passé, remarquable jouet de la langue, se refuse à elleetparetoussesefforts.Desclassesverbalesaugrandcomplet demeurent hors de sa portée, de même que ces vocables compacts servant à connecter, à marquer une pause pour permettre à la phrase de souffler avant de s’engager dans une route nouvelle. Son catalogue de mots, auparavant un potager abondant, un vaste champ de verges d’or que l’on ne jauge pas à sa juste valeur, s’est resserré et ne s’étend même plus sur un mètre carré. Être tenue de se démener pour trouver ses mots, c’est sans précédent. Elle pense à sa chère grand-tante et à la façon qu’elle a de contempler longuement le bol de sucre avant de jeter son dévolu sur chacun des morceaux qu’elle ajoute à sa tasse de thé. Elle est certes tentée par le charme des synonymes, un recours alléchant et fort excusable. Par contre, elle comprend qu’à chaque mot correspondent des nuances de sens et des échos propres. Les mots sont par nature étanches; et pourtant une foule de dupes s’entêtent chaque jour dans cette quête creuse, les yeux cloués sur leurs mots fléchés. La résonance se cramponne désespérément et réclame qu’on l’entende. Le cerveautonneetlecontexte,cetéternelemmerdeur,ronchonne et ravale toute parole en deçà de l’acceptable. Au fur et à mesure que les heures s’écoulent, la femme sent la colère monter en elle. La voyelle défectueuse ne cesse de la provoquer en refusant de céder le mot qu’elle recèle. Perchée sur la rangée du haut, la lettre se gausse et se pavane, elle dresse sur une seule patte son corps élancé et ferme; sa tête est ornée d’une éclaboussure étonnante dont elle n’a pas reconnu, jusqu’à ce moment, toute la force. Mettre sa pensée en suspens pour consulter les pages poudreuses de son thésaurus, à la recherche d’une autre tournure … cette ruse la déconcerte et trouble la cadence de sa prose. Devant cet amalgame de détours et de phrases avortées, [3.140.186.241] Project MUSE (2024-04-24 13:50 GMT) Absence 95 elle note une perte d’élégance. Le charme usuel de l’accent et du rythme s’est dégradé, telle une rude légende nomade passée de force et déformée par le processeur d’un cerveau folâtre et déluré. Son crâne hurle de douleur, ses bras sont paralysés ; elle veut seulement retrouver...

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