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La harpe
- University of Ottawa Press
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Une harpe tomba. Je vis sa chute, mais je ne reconnus pas l’objet. Ce n’était pour moi qu’un bloc de matière solide vaguement triangulaire, une chose dont la silhouette se détachait de la voûte urbaine; elle demeura suspendue dans les airs l’espace d’une seconde comme la forme évidée d’un pochoir aux contours tranchants, plus une absence qu’un véritable objet de masse et de substance. Elle projeta lors de sa chute un unique rayon d’or, un détail qui me revint à l’esprit seulement après coup. Tout le monde s’immobilisa pour l’observer, chose assez étonnante dans une grande ville, et surtout à cette heure-là, à la sortie du boulot alors que les gens se précipitent chez eux ou font une courte halte dans les magasins pour acheter des cadeaux de Noël de dernière minute. La couche de neige tombée la veille se transformait rapidement en bouillie urbaine. Je me souviens d’avoir puisé un curieux réconfort dans la sensation de la neige fondue sur mon visage et le long de ma jambe mi-nue, une sorte de diversion anesthésique ou sensorielle. Mon père avait souffert de crampes aux épaules le printemps dernier; il avait alors préféré soulager son mal à l’aide de glace et non d’une bouillotte, et c’était devenu une énième source de querelle entre lui et ma mère. La longue La harpe 72 Le Carnaval du quotidien liste de leurs différends constituait l’essence même de leur vie conjugale. Les loisirs, la cuisine, le travail, la maison, les plaisirs matériels, l’heure du coucher, le thé plutôt que le chocolat chaud, la chaleur plutôt que le froid. Ils étaient comme l’eau et le feu. Quelqu’un près de moi poussa un cri. J’entendis des trépignements quand je m’écrasai au sol et puis, soudainement , des personnes en pardessus s’attroupèrent autour de moi et un lourd silence s’installa. Je clignai des yeux et je vis un homme se pencher et poser une main gantée sur ma jambe nue. Mes bas de nylon… qu’était-il arrivé à mes bas de nylon? Une toute nouvelle paire que j’avais enfilée ce matin-là. — Tout va bien aller, me dit-il. Quelqu’un dans la foule prononça le mot «harpe». Cet étrange petit mot émergea du flot de paroles à peine audibles. Je compris alors (oui c’est bien ce qui s’était produit) que ma jambe gauche avait été touchée par la colonne en bois d’une grosse harpe de concert qui était tombée d’une fenêtre. L’instrument gisait près de moi, fracassé sur un lit de neige grise. Elle et moi : deux corps inertes, côte à côte. Des sœurs déchues. Un lampadaire nous éclairait. Je balançai brusquement ma main et, par réflexe plutôt que par dessein, je frappai violemment les cordes de la harpe, un geste qui déclencha un grave grondement musical avec une délicate touche de vibrato. La foule qui m’entourait applaudit. Mais qu’est-ce qu’ils croyaient donc? Qu’au moment où je me trouvais blessée et captive dans la rue, j’avais éprouvé l’envie de donner un concert impromptu? — Allons, ça va aller, chuchota un inconnu, l’ambulance arrive. Des explications suivirent, quoiqu’il n’existe pas réellement d’explications pouvant donner sens à ce genre d’accident insolite. Il y avait eu une fête de Noël au deuxième étage de l’édifice Blair, un rassemblement de comptables et de conjoints buvant du vin aux épices et mangeant des petites bouchées de fromage entortillées de bacon. Un des invités, assez trinqueur, avait buté contre la harpiste (quelqu’un prétendit qu’il lui [54.163.62.42] Project MUSE (2024-03-28 16:49 GMT) La harpe 73 faisait la cour) et avait projeté la harpe contre la fenêtre qui s’était immédiatement brisée. — Par miracle, c’est la harpe qui est tombée sur vous et non un morceau de verre, me dirent certains. — Vous ne vous êtes heureusement blessée qu’à la jambe et non à la tête! renchérirent d’autres. Je pleurai comme une Madeleine pendant deux jours, baignant mes draps d’hôpital de larmes...