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13. La culture tactique canadienne: le cas de l’opération Chesterfield, 23 mai 1944
- Wilfrid Laurier University Press
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269 13 La culture tactique canadienne le cas de l’opération Chesterfield, 23 mai 1944 Yves Tremblay Les armées sont souvent accusées d’être incapables d’apprendre. Si par bonheur certains de leurs membres montrent une capacité d’apprentissage au-dessus du commun, d’aucuns prétendent que l’institution les malmènerait parce qu’elle préfèrerait les solutions éprouvées. Il y a du vrai et du faux làdedans . Il y a surtout que cette explication n’en est pas une, car elle suppose que quelques hommes feraient la différence, alors que l’on devrait bien savoir qu’une société militaire, comme toute société, est un arrangement qu’on caricature si on ne l’étudie pas dans toute sa complexité. Pour prendre le cas de l’Armée canadienne en 1939-1945, il serait facile de montrer que plus qu’une simple machine de combat elle fut une grande école de guerre, et de paix à compter de 1944, car s’y donnait des centaines de cours différents à des centaines de milliers d’hommes, cours pouvant durer de quelques jours à cinq mois. On pourrait également remonter à l’avant-guerre et montrer que, du moins en ce qui concerne les officiers, les avancées théoriques était analysées, critiquées et débattues avec beaucoup d’ardeur. On pourrait enfin ajouter que les apprentissages étaient révisés en continu à travers un mécanisme de rétroaction dit de « leçons apprises », qui passaient soit par le renvoi d’officiers du front vers les écoles de l’arrière, soit à travers des publications largement distribuées. 270 La culture tactique canadienne Il est vrai que cela ne démontre pas la capacité d’adaptation de l’armée aux difficultés de la guerre moderne. En effet, ce n’est pas parce que l’on discute ou même donne un cours pertinent que la méthode réellement employée change pour le mieux. Il faudrait alors s’intéresser au rapport entre l’enseignement et les méthodes sur le terrain. C’est possible, car les formations opérationnelles – elles organisent des cours d’ailleurs – font rapport sur cette question. Et les troupes sont plus studieuses lorsque les choses vont mal. Un cas intéressant est celui de la courte bataille du 23 mai 1944 sur la ligne Hitler, une victoire qui, parce que les généraux responsables l’ont trouvée coûteuse, déclenche une série d’études et de rapports (au moins huit1 ), plus trois études historiques officielles détaillées2 , dont l’une réalisées dès août 1944 était susceptible d’entrer dans le processus de rétroaction opérationnel. Pareille cascade d’analyses, sans compter les exercices des semaines suivantes pour intégrer les leçons tirées et qui provoquent la rédaction d’autres rapports, fait douter d’une proposition à l’effet que l’armée ne soit pas désireuse d’apprendre. Comment parler de tradition quand les « vieux » comme les « jeunes » semblent avoir une attitude consensuelle ? Question de discipline ? Réponse facile qui revient à préférer la tautologie d’une armée bornée parce qu’elle est armée. Je crois plutôt qu’il y a quelque chose de plus profond qui limite la volonté de mieux faire la prochaine fois, car il ne faudrait pas oublier que la préparation d’une bataille est une série de décisions prises rapidement avec une information abondante mais contradictoire, ce qui implique que l’on doive avoir en tête des solutions schématiques adaptables aux circonstances. L’accusation de traditionalisme excessif ne résout par conséquent rien. Il me semble qu’il faut lui préférer un concept scientifiquement plus neutre et plus à même de nous conduire vers une meilleure compréhension des difficultés connues en Italie, et probablement en Normandie et ailleurs en Europe : la culture tactique. Cette culture est un objet dynamique fait de traditions mais aussi d’adaptations, plus ou moins réussies, cela dans des cadres géographiques, comme la région au sud de Rome, et humains particuliers, y compris l’ennemi allemand. L’insistance sur la culture, parce qu’elle lie individus et institutions, a l’avantage d’éviter d’imputer trop facilement un échec à un seul responsable3 , ce qui paraît vraiment inappropriée lorsque l’on étudie une...