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1 Les figurations de la modernité et de sa crise dans Les affinités électives Walter Moser Université d’Ottawa, Canada Préliminaires À chacun sa modernité! Par moments, des chercheurs s’intéressant au paradigme de la modernité peuvent en fait avoir l’impression que cet adage s’applique . Tant les définitions de la modernité varient et se multiplient. Dans l’espace qui m’est imparti ici, je n’ai pas l’intention d’établir une fois pour toutes ce qu’est la modernité. Ni de passer en revue toutes les réponses que philosophes, historiens , politologues, sociologues, anthropologues, et d’autres ont apportées à la question « Qu’est-ce que la modernité? ». Je vais plutôt emprunter un chemin indirect pour aborder la question. Il consiste à faire le détour par la littérature, et plus spécifiquement par la figuration littéraire de ce qui, dans d’autres discours, peut être traité à un haut niveau d’abstraction. La littérature occupe une place très particulière dans la division du travail discursif instaurée par la modernité occidentale à peu près depuis 1800. Ayant à mon tour recours à une figure, j’affirmerai que la littérature jouit dans ce système à peu près de la même liberté ambivalente qu’un fou du roi : elle a le droit de se mêler de tout et de dire les vérités les moins Les figurations de la modernité et de sa crise… 29 acceptables à condition de renoncer à tout pouvoir direct. Là où la parole du médecin, du juge, du politicien, du législateur , entre autres, peut avoir de la force pragmatique directe, celle de l’écrivain littéraire est comme pragmatiquement suspendue en vertu de sa « fictionalité ». Celle-ci, en retour, donne à l’écrivain le privilège de se mêler de tous les autres discours, de les mettre en scène dans le texte litt éraire et d’induire des interactions exploratoires que la logique de la division du travail discursif exclut ou interdit . Le discours littéraire a donc le privilège, en tant que partie d’un système, de représenter et de comprendre — dans le double sens du terme — fictivement la totalité de ce système. Ce privilège, il peut l’utiliser pour activer des fonctions très diverses : auto-affirmation, propagande, mais aussi critique et utopie. Il peut ainsi, en plus d’expliciter la logique d’ensemble du système, devenir le « early warning system » capable d’anticiper, dans des jeux interdiscursifs, les crises possibles du système dont il fait partie. C’est sur ces deux aspects que je me concentrerai dans ce qui suit. Fait partie de ce privilège du littéraire, son pouvoir de« figurer » — et ceci de multiples façons — toutes sortes de contenus sémantiques, culturels, conceptuels qui ont un statut abstrait. « Figurer » est l’acte discursif qui consiste à capter, dans les traits d’une « figura » concrète et unique, le vaste potentiel de signification d’une structure qui relève de l’ordre abstrait de l’idée ou du statut virtuel d’une matrice générative. Cet avantage lui permet d’interpeller directement les sens et l’imagination, mais lui vaut aussi des difficultés, car il comporte le risque d’interminables conflits d’interprétation1 . Plus particulièrement, je me pencherai ici sur Les affinit és électives de Johann Wolfgang von Goethe. Ce roman date de 1809. Il intervient donc à un moment important de l’histoire culturelle allemande : Les grandes gueulades de la modernité, au-delà et en deçà du Rhin, se sont tues. Pour les intellectuels et les artistes allemands, les guerres napol éoniennes sont en train de brouiller et de complexifier le message de « la nation révolutionnaire ». Les lumières sont en train de céder du terrain au romantisme qui se répand Walter Moser 30 [52.14.253.170] Project MUSE (2024-04-26 06:40 GMT) comme une révolution culturelle2 . La modernité vit sa premi ère grande crise. Les romantiques — au sens large du terme — articulent sa critique de multiples façons et sur beaucoup de fronts : les auteurs du premier système de l’idéalisme allemand (daté de 1797) formulent une critique, qu’on dirait aujourd’hui anarchiste, de l’État moderne3 , dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’Homme (1795), Schiller critique la condition du sujet moderne qui a dû payer ses progrès sur...

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