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6 Modernité et anti-modernité au Japon Bernard Bernier Université de Montréal, Canada Introduction : Le Japon et la modernité L ’analyse de la modernité peut difficilement ignorer le cas japonais. D’une part, le Japon est devenu dès le début du XXe siècle le premier pays non occidental à effectuer avec succès la transition vers le capitalisme industriel. En effet, dès la fin de la Première Guerre mondiale , le Japon avait réussi à s’industrialiser et ainsi à devenir un concurrent des pays d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord; concurrent plus faible, sans aucun doute, dont les exportations se concentraient dans le textile et autres produits de l’industrie légère, mais le Japon avait néanmoins développé les secteurs de l’industrie lourde nécessaires à l’armement. Par ailleurs, dès 1895, à la fin de la guerre sinojaponaise , le Japon était devenu lui aussi un pays colonial, à l’instar des pays occidentaux (voir Bernier, 1988, 2e partie ). Enfin, depuis 1945, le Japon est entré dans le cercle restreint des pays à la fine pointe de la technologie : dans les secteurs de l’industrie lourde de 1955 à 1970, puis dans ceux de haute technologie après 1975. Dans les années 1980, plusieurs observateurs prévoyaient que le Japon deviendrait sous peu le pays Modernité et anti-modernité au Japon 177 dominant dans les domaines économiques en général et technologique en particulier, supplantant ainsi les États-Unis comme numéro un mondial dans ces domaines (voir, parmi bien d’autres, Itami, 1987; Nora, 1991; Ozaki, 1991; Prestowitz, 1988; Takenaka, 1989). La prédiction ne s’est pas réalisée, surtout à cause de la crise économique japonaise des années 1990, causée par la forte spéculation financière des années 1980, sur laquelle je reviendrai brièvement plus loin (mais voir Schaede, 1996; Guichard, 1999; Bernier, 2000; 2002). Mais, d’autre part, depuis la fin du XIXe siècle, plusieurs intellectuels japonais ont entrepris de rejeter la modernité imposée par l’Occident. Les discours de ces intellectuels japonais ont pris diverses formes, mais le centre de leur argumentation a porté sur « l’esprit japonais » (Nihon seishin; Watsuji, 1926; 1935b; voir Bernier, 2001; à paraître) et les valeurs qui pour eux étaient spécifiques au Japon. Je présenterai en première section, d’un point de vue historique, les discours sur l’esprit japonais. Par la suite, j’analyserai la présentation du Japon comme pays non moderne, puis la question de l’immanence et de la transcendance dans la tradition; enfin j’examinerai la possibilité ou non d’appliquer au Japon contemporain le qualificatif de postmoderne. La supériorité de l’esprit japonais (1885-1945) La restauration de Meiji de 1868 a marqué le passage d’un gouvernement de type féodal, sous le contrôle des samoura ïs, à un État moderne imité de l’Occident et voué au développement de l’industrie. Ce changement de régime a été suivi immédiatement par un engouement, du moins dans les cercles dirigeants, pour la culture occidentale. La technologie et la science, mais aussi la musique, l’habillement , etc., ont été introduits au Japon pour tenter de démontrer aux pays occidentaux que le pays était « civilisé ». Mais dès la décennie 1880, le pays a connu un retour aux valeurs considérées comme traditionnelles. Entre autres choses, plusieurs intellectuels ont insisté sur les valeurs assoBernard Bernier 178 [3.144.189.177] Project MUSE (2024-04-23 07:02 GMT) ciées au confucianisme — c’est-à-dire la loyauté et l’obéissance au souverain ainsi que la piété filiale — comme base de l’éducation primaire (Nagai, 1971). Ce retour à la tradition a été marqué par la définition d’une opposition stricte entre la « civilisation », définie par l’économie et la technique et associée à l’Occident, et la « culture », qui se rapporterait aux valeurs et à l’« esprit » et associée au Japon (Najita et Harootunian, 1988). Notons ici, comme dans beaucoup d’autres comparaisons entre le Japon et l’Occident, l’utilisation d’une opposition stricte entre deux termes, alors que certains ont affirmé que la culture japonaise, à l’inverse de l’Occident, refusait de faire de telles distinctions (Kawashima, 1968; Smith, 1983, p. 41) Mais le retour à la tradition ne s’est pas limité à l’éducation et il a donné lieu dans certains cas à la...

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