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  • Mise en scene et mise en bouche:la cuisine ornementale ou le pouvoir de l'imaginaire chez Roland Barthes
  • Ariane Pfenninger

La nourriture a toujours tenu une grande place dans la vie du sémiologue Roland Barthes (1915-1980). Passionné des plaisirs de la table comme de celui des mots, "il établit à de nombreuses reprises des équivalences entre la gastronomie et l'écriture, et réussit à mettre en évidence cette étonnante analogie entre les mots et les mets" (Pfenninger 243). Dans un entretien accordé en 1966 à Raymond Bellour, il nous explique son intérêt pour les aliments: "D'une part, ils possèdent une existence quotidienne qui représente pour moi une possibilité de connaissance de moi-même au niveau le plus immédiat car je m'investis dans ma vie propre, et parce que d'autre part, ils possèdent une existence intellectuelle et s'offrent à une analyse systématique par des moyens formels" (Le Grain de la voix 150). De 1954 à 1956, Barthes écrit pour la presse "chaque mois au gré de l'actualité" des chroniques du quotidien moderne, des textes qui ont pour but de nous faire "réfléchir sur quelques mythes de la vie quotidienne française" (Mythologies 9). Réunis en 1957 dans un recueil sous le titre de Mythologies, ces petits essais sur des sujets familiers sont des instantanés sarcastiques sur l'idéologie petite-bourgeoise de la société française de l'après-guerre. Barthes se fait ethnologue de cette classe sociale, s'efforce de traquer les clichés, les stéréotypes, le prêt-à-penser de la société moderne, et dénonce les fausses valeurs de cette culture de masse qui transforme une normalité, une banalité, une frivolité, en mythe.

Dans son essai "La cuisine ornementale," Barthes critique la cuisine bourgeoise de son époque qui persiste à relever davantage du cérémonial, du rituel plus que de la création originale. Au 19ème siècle, siècle de la bourgeoisie triomphante et de la haute cuisine, il était de mise de présenter des plats à acrobaties baroques si fantaisistes et à constructions si imposantes que [End Page 29] la pâtisserie a été définie par le grand cuisinier Carême (1766-1854) comme une branche de l'architecture (Neirinck 69). Dans ces constructions à effet triomphalistes, les grands cuisiniers donnent libre cours à leur imagination et assemblent les ingrédients en de mises en scène spectaculaires. La pièce montée, décrite par Flaubert dans Madame Bovary, reste un modèle du genre car cette monstruosité pâtissière, qui a pour but de mettre en (s)cène l'esprit trop imaginatif de son héroïne, suscite des sensations plus visuelles que gustatives.

Cette mise en scène est non seulement une charge d'une certaine conception à la fois romanesque et édulcorée de l'amour, mais sert également à révéler et à dénoncer l'hypocrisie et les faux-semblants du romantisme et du monde bourgeois. Entièrement codifiée, notamment par le grand cuisinier Auguste Escoffier (1846-1935) (Ruaux 3), l'ornementation a laissé son empreinte sur toute la grande cuisine française et, dans la période de l'après-guerre, dite des "Trente glorieuses" (1945-1973), dans laquelle les privations ont disparues, cette grande cuisine sophistiquée et tape-à-l'œil a été récupérée par la petite bourgeoisie m'as-tu-vue et prétentieuse. La grande cuisine s'est alors démocratisée et s'est affichée, photos appétissantes à l'appui, dans des magazines féminins à grand tirage tels que ELLE.

Créé en 1945, ce magazine est le premier à introduire la photo couleur et, selon Barthes, ce périodique est "un véritable trésor mythologique" (Mythologies 128), un trésor dans lequel règne la doxa "l'opinion publique, l'esprit majoritaire, le consensus petit-bourgeois, la voix du naturel, la violence du préjugé porté en vérité éternelle" (Mythologies 128). Le rôle de ce magazine est "de présenter à l'immense public populaire qui est le sien (les enquêtes en font foi) le r...

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