L'éducation de l'écolier sourd. Histoire d'une orthopédie. 1822 à 1910 by Didier Séguillon (review)

« Plus la LSF [Langue des signes française] sera exclue ou interdite, plus il y aura surinvestissement corporel », cette phase tirée de l'introduction résume le travail mené par Didier Séguillon, maître de conférences à l'université de Nanterre, dans son ouvrage consacré sur l'éducation des enfants sourds au cours du 19^e siècle. Ce dernier est le prolongement très enrichi de l'exposition À Corps et à cri qu'il avait organisée en 1994.

Suivant une structure chronologique en quatre parties, entre 1822 et 1910, l'ouvrage propose un cheminement précis, avec de nombreuses références, dans l'histoire complexe de l'éducation sourde. C'est toute cette complexité de la relation avec le corps du sourd que Séguillon tente de cartographier afin de nous permettre de mieux comprendre ce surinvestissement du corps. L'ouvrage nous guide à travers ces cheminements, entre la perception du sourd par la société comme un être incomplet, et la perception de cette perception de la part des sourds qui tentent de l'orienter vers une voie qui leur soit plus favorable.

En partant d'une initiative où l'on souhaitait prévenir les malformations du corps, plus particulièrement le rachitisme, à une période d'hygiénisme, et d'eugénisme, le sourd est de plus en plus perçu comme un être à réparer, à soigner, à diriger. L'orthopédie est donc vue comme l'un des outils permettant de reconstituer le corps sourd, et surtout son souffle, afin de le préparer à la parole. La relation entre la parole, l'éducation orale, et l'orthopédie est particulièrement forte, et encore plus, à une époque où les maladies pulmonaires telles que la tuberculose font des ravages. On pense alors que l'absence de parole risque d'entraîner l'accumulation de miasmes dans les poumons. Suivant cette vision hygiéniste, des règlements et des lois tentent de réformer l'éducation sourde dans une perspective orale. Le sport représente notamment un moyen de cadrer le corps sourd, gesticulant, en un corps civilisé. Cela a un impact important sur la communauté sourde puisque le sport sourd se développe, dans ces années 1900, en réaction contre cette volonté grandissante d'exclure la LSF.

L'ouvrage montre également les actions des militants sourds pour pallier les effets de cette vision hygiéniste, notamment l'organisation d'initiatives sportives, de loisir et de soutien moral. La pression devient particulièrement forte à partir de 1880, lorsque la LSF est totalement exclue des écoles de sourds, accentuée notamment par l'esprit d'eugénisme qui pénètre les esprits de cette période, par exemple au travers des initiatives d'Alexander Graham Bell, et de son Volta Laboratory and Bureau qui promeut le contrôle eugéniste de la surdité.

Cette exclusion écarte le personnel sourd de ces écoles, plus particulièrement les professeurs, qui n'ont plus de prise sur la politique éducative et donc sur l'avenir de la communauté sourde. Séguillon montre ainsi, en citant des auteurs sourds, comment ces militants palliaient l'absence de professeurs sourds au sein de ces écoles, en fondant des associations et en organisant des rencontres sportives. Il reprend notamment un texte de Lucien Limosin à propos de l'haleine des « chevaliers de l'articulation » comme une réplique forte face à l'obsession des éducateurs sur la respiration des enfants sourds, alors que ces derniers sont contraints de retenir leur souffle, prenant garde à ne pas respirer celle qui sent « mauvais, affreusement mauvais ».

Ce qui est intéressant dans l'analyse faite par Didier Séguillon, c'est que l'on remarque cette lutte autour du corps sourd, entre les oralistes et les gestualistes. Les premiers voulant contrôler ce corps afin de réprimer le geste, les seconds voulant le reprendre des mains des...