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  • Voyages endeuillés dans l'œuvre de Marie Darrieussecq
  • Sonja Stojanovic (bio)

Dans le fond de mon imaginationqui ne cessait de projeter des scénariospour la plupart catastrophes,passaient les silhouettes deAs I Lay Dying ou de l'Odyssée:des voyages qui n'avancent pas.

Hélène Cixous, Homère est morte 169-70

Peut-on faire son deuil ailleurs ? Tel est l'enjeu de plusieurs romans de Marie Darrieussecq. Si à première vue, partir en voyage semble encourager un nouveau départ et éveiller le désir de continuer à vivre, le souvenir des événements accompagne fidèlement la voyageuse dans les nouvelles contrées explorées, l'empêchant d'accomplir son travail du deuil1. Quoique « [l]'œuvre de Marie Darrieussecq offre au lecteur une véritable invitation au voyage » (Kemp 159) et que pour l'auteure elle-même, voyager est « un luxe » qui permet d'« [ê]tre complètement ailleurs, tête et corps » (« Marie Darrieussecq » 77), ce n'est pas le sort qui est réservé à certaines de ses héroïnes. Au lieu de privilégier le changement d'idées, le voyage se révèle un espace propice à la réflexion et à l'introspection. La façon dont ce dernier s'inscrit dans la narration permet aussi de souligner l'importance d'une certaine écriture de l'ailleurs (à travers un langage autre) pour la compréhension des frontières du soi.

Bien que l'auteure « problématise les limites » et qu'il est vrai qu'elle « tend à favoriser les endroits qui se trouvent au bout [End Page 325] du monde pour une Européenne » (Rodgers 105), certains de ses propres voyages ayant « laiss[é] une trace dans un roman » (« Marie Darrieussecq » 78), Darrieussecq est surtout intéressée par les possibilités du langage et les moyens d'en repousser les limites. Depuis son premier roman, Truismes (1996), Darrieussecq a recours à l'écriture, dit-elle, afin de « [m]ettre des mots où il n'y en a pas, où il n'y en a pas encore, où il n'y en a plus, aussi » (Kaprièlian 8). Elle entreprend ainsi de venir à bout des clichés comme dans Le Bébé (2002) où elle essaye de voir ce qui se cache derrière les phrases toutes faites: « Le bébé me rend à une forme d'amitié avec les lieux communs ; m'en rend curieuse, me les fait soulever comme des pierres pour voir, par-dessous, courir les vérités » (16). Darrieussecq étant préoccupée par l'envers du décor, chacun de ses romans aborde différemment la question de l'identité, qu'elle soit féminine, nationale ou animale2. Celle-ci se trouve de surcroît radicalement compliquée quand l'événement d'un deuil y est ajouté. Comment cette perte est-elle prise en charge par la personne endeuillée qui se doit de réaliser un certain « travail » du deuil3 ?

De Truismes, qui a souvent été lu comme un roman transgressif, une critique de l'extrême droite, de la société du consumérisme contemporain, ou même a été accusé d'être misogyne4, on remarquera qu'un deuil est pourtant son point d'origine. Alors que le roman commence avec une narratrice envoyant son livre à des maisons d'éditions, ce n'est qu'à la fin que nous apprenons que ce récit a pour source la mort de son compagnon: « C'est pour ça que j'écris, c'est parce que je reste moi avec ma douleur d'Yvan » (150). Également dans Naissance des fantômes (1998), suivant la disparition du mari de la narratrice, écrire son récit est un moyen de faire face tant bien que mal au vide, de commencer son deuil, « de passer le temps, de supporter, et de [s]e clarifier peut-être les idées » (110-11). Même dans Clèves (2011), le récit audacieux et cru de l'adolescence d'une jeune fille prénommée Solange, on apprend la mort d'un petit garçon dont on ne parle pas et dont seule une photo subsiste ; un...

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