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  • Mémoires, nostalgie et usages sociaux du passé dans la Russie contemporaine
  • Laurent Coumel, Benjamin Guichard, and Walter Sperling

L’intérêt pour les résurgences du passé est, ces derniers temps, un objet discuté de façon frontale par les sciences sociales. La question de l’historicité est devenue centrale dans bien des travaux d’histoire contemporaine 1 et l’opposition classique entre mémoire et histoire ne cesse d’être rebattue 2. La nostalgie est également devenue un objet d’études, qui recoupe cette attention donnée aux formes du rapport au temps dans les sociétés contemporaines. Cette dernière notion a été particulièrement sollicitée pour analyser les formes d’expression de la mémoire et du rapport au passé dans les pays issus du bloc socialiste 3. En s’attachant au deuil des utopies révolutionnaires, la notion de mélancolie a également été mobilisée récemment pour interroger la culture politique des mouvements de gauche 4. Le titre donné à ce numéro, qui utilise l’expression « présences du passé », évite délibérément le recours aux termes de mémoire et d’historicité pour attirer l’attention, non pas sur l’utilisation de ces concepts par l’historien, mais sur les phénomènes sociaux que le terrain russe donne à analyser en cette année de centenaire de la révolution. L’approche adoptée tient ainsi beaucoup, nous le verrons, à l’anthropologie. En se focalisant sur l’Europe orientale, elle mobilise par ailleurs des références théoriques et historiques qui élargissent les termes du débat français. Comme l’a souligné Marie-Claire Lavabre, si la mémoire est un objet qui a circulé à travers les sciences sociales des différents pays, les décalages théoriques et temporels dans son emploi sont nombreux 5. [End Page 3]

La création de l’URSS à partir des révolutions de 1917, puis sa disparition brutale en 1991, ont encadré une série de ruptures majeures pour les sociétés et les cultures de ce vaste ensemble issu de l’ancien Empire russe. Dans ce contexte, les résurgences du passé peuvent prendre une importance particulière : les épisodes d’extrême déchirement du tissu social qu’ont constitués guerre civile, phases de terreur, conflit mondial (qui a fait le plus de victimes, militaires et civiles, justement dans cette partie du monde) et bouleversements politiques sont autant de moments susceptibles de hanter des groupes sociaux, voire de s’actualiser sous la forme de « guerres mémorielles ». Depuis les années 1990, celles-ci mettent en jeu la place accordée aux victimes de la répression et les efforts de construction d’une mémoire historique continue dépassant les fractures politiques du XXe siècle 6. Ces confrontations ne sont pas limitées à la construction d’une narration commune ou à la définition d’une politique commémorative ; l’espace numérique et les réseaux sociaux les prolongent en offrant aux individus la possibilité d’exprimer et d’opposer des lectures du passé nourries par des affiliations partisanes, des points de vue nationaux et des expériences personnelles ou familiales 7.

Mémoire et nostalgie

Le poids de l’histoire soviétique, la diversité des manifestations de cette mémoire et les évolutions spectaculaires de son instrumentalisation politique méritent qu’on accorde au terrain russe une attention particulière. La photographie qui figure en couverture de ce numéro illustre le caractère spectaculaire et particulier des rapports au passé qui peuvent y être observés aujourd’hui. Elle montre un groupe de manifestants nationalistes du Mouvement de libération populaire (Narodnoe osvoboditelnoïe dvijenie, NOD) 8 qui déploie une intense activité de rue pour exprimer son soutien à la politique du président Poutine, notamment sa confrontation au gouvernement issu de l’insurrection de 2014 en Ukraine et à l’annexion de la Crimée cette année-là. Ces militants sont photographiés en 2015 à Moscou, en marge d’un rassemblement intitulé « Anti-Maïdan », en référence et en opposition au mouvement social antirusse qui s...

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