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  • Mémoire et historiographie acadiennes:autour de deux livres
  • Yves Frenette (bio)

[…] nous avons affaire à un peuple qui n'est pas seulement défini par un rapport à l'espace, mais qui est surtout défini par un rapport spécifique au temps, par la mémoire commune qui relève de la justice, de la reconnaissance et de la filiation, et par le patrimoine qui renvoie à l'authenticité.

Martin Pâquet1

CETTE CITATION RÉSUME À MERVEILLE les traits de la mémoire acadienne, qui se distingue des autres mémoires francophones d'Amérique. En effet, toutes sont modelées par la condition minoritaire, même au Québec, mais elles sont plus ou moins ancrées dans un espace-temps assez bien délimité, en dépit des transformations identitaires qu'ont connues les différents groupes de langue française du continent. Elles s'organisent autour d'événements clés, le plus souvent traumatisants: la Conquête de 1760, la pendaison du chef métis Louis Riel, les luttes religieuses et linguistiques faisant suite à des lois répressives. Aucun de ces événements, toutefois, n'occupe la place que tient la Déportation dans la mémoire acadienne, aucun n'a autant marqué les représentations, qu'elles soient littéraires, artistiques ou mémorielles. La détermination dont font montre certains pour se débarrasser du Grand Dérangement comme mythe fondateur ne fait que confirmer son emprise sur la société acadienne2. Deux ouvrages parus en 2014 sont là pour nous le rappeler: la traduction française d'un ouvrage de Ronald Rudin sur la mémoire collective et un recueil historiographique dirigé par Patrick Clarke3.

Entre le souvenir et l'oubli

Professeur à l'Université Concordia, Ronald Rudin est le plus iconoclaste des historiens canadiens de sa génération. Après avoir fait ressortir dans sa thèse de [End Page 205] doctorat et dans deux monographies le rôle de la bourgeoisie d'affaires et de la petite bourgeoisie canadiennes-françaises dans le développement du Québec, faisant par là mordre la poussière à des courants historiographiques qui ignoraient ou qui idéalisaient ces groupes sociaux, il s'est tourné vers l'historiographie québécoise au 20e siècle, avant de s'intéresser à la construction de la commémoration, d'abord dans la ville de Québec, puis en Acadie. Quand on tourne les pages d'un ouvrage de Rudin, on est certain d'y trouver des approches et des points de vue novateurs4.

C'est le cas pour L'Acadie entre le souvenir et l'oubli, « livre monumental5 » qui porte sur le 400e anniversaire de la naissance de la colonie en 2004-2005 et le 250e anniversaire de la Déportation. L'aspect le plus original de ce travail est que, à la manière des sociologues et des anthropologues, son auteur a participé à titre d'observateur complice à plusieurs des activités commémoratives de ces deux événements. Il a parcouru des milliers de kilomètres, a parlé à des centaines de personnes et a assisté à plus de 50 cérémonies ou expositions: « Comment se faisaitil que, parmi les bannières des Melanson, des Béliveau, des Richard et des LeBlanc, flottait celle des "Rudin"? » (p. 19) D'ailleurs, l'origine juive de l'auteur informe ses analyses, particulièrement en ce qui a trait à la Déportation.

Avec justesse, les commentateurs de l'œuvre ont remarqué que l'historien fait une large place aux Premières Nations et aux communautés anglophones locales, divisées par la frontière canado-américaine. En fait, pendant la plus grande partie du 20e siècle, ce sont ces dernières qui, en l'absence des Acadiens de ces endroits, ont été les gardiennes des lieux de mémoire de l'île Sainte-Croix (1604) et de Port-Royal (1605). Loyaux représentants de la majorité de langue anglaise, ces décideurs commémoratifs n'ont pas senti le besoin de tenir compte de l'avis des membres des trois groupes minoritaires qu'étaient devenus les Acadiens, les Passamaquoddys et les...

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