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  • ÉditorialLes passeurs de frontières
  • Philippe Minard

On ne saurait trop souligner l'importance pour les historiens de s'approprier pleinement l'héritage historiographique. Non pas pour céder à je ne sais quel culte des grands ancêtres, mais pour être capables d'assumer de façon à la fois raisonnée et critique l'histoire même de la discipline et la sédimentation des débats et combats anciens qui l'ont animée et façonnée 1.

Les deux contributions historiographiques proposées dans le dossier de ce numéro du Mouvement social sont d'origine anglo-américaine, et invitent à s'interroger à la fois sur les modalités du dialogue et de la circulation scientifique internationale, dans le troisième quart du XXe siècle pour l'essentiel, et sur le rôle de passeurs et d'intermédiaires qu'ont pu jouer certaines personnes, du fait de leur position structurale, par-delà les décalages entre écoles et traditions nationales. Maxine Berg, de l'Université de Warwick, retrace la création de l'Association internationale d'histoire économique, sa trajectoire et sa fonction structurante pendant près de quarante années, jusqu'à sa réorganisation tumultueuse à la fin des années 1990 2. Mark Mazower, Anglais formé à la fois à Oxford et aux États-Unis, enseignant aujourd'hui à l'Université Columbia (New York), revient sur le parcours du regretté Eric Hobsbawm, en soulignant l'importance de ses liens avec les historiens français et l'histoire sociale pratiquée en France.

Au carrefour de ces deux trajectoires émerge la figure d'un personnage mal connu, qui a pourtant joué un rôle central dans le dispositif académique de ces années 1950-1970 : Clemens Heller qui, aux côtés de Fernand Braudel, aura été un « passeur » par excellence, un homme de réseaux et d'influence, inlassable bâtisseur auquel on doit largement l'existence de la Maison des sciences de l'homme (MSH) parisienne 3. [End Page 3]

Par-delà la machinerie institutionnelle, la question posée est celle des transferts intellectuels et des fécondations réciproques, dans un univers encore fortement cloisonné, où les circulations étaient bien plus lentes et difficiles qu'aujourd'hui. Mais on doit aussi se demander dans quelle mesure un lien privilégié a pu exister entre les historiens des deux côtés de la Manche et dans quel contexte précis.

Diplomatie culturelle et réseaux internationaux

On sait le rôle structurant des grands congrès internationaux dans le développement des disciplines scientifiques au tournant des XIXe et XXe siècles. Ainsi, depuis 1900, un congrès international réunissait à intervalles plus ou moins réguliers des historiens venus d'Europe pour l'essentiel 4. De ces rencontres était née en 1926 la Commission internationale des sciences historiques, une structure stable animée par le Belge Henri Pirenne mais basée à Paris, réunissant au départ dix-neuf pays européens et nord-américains, chargée de maintenir la continuité entre les congrès. Réorganisée en 1950, après la guerre, ladite Commission a assuré depuis lors la tenue d'une grande rencontre internationale tous les cinq ans, et l'on connaît notamment l'importance du congrès de Rome, en 1955, avec la fameuse session sur la bourgeoisie animée par Ernest Labrousse. Mais l'on sait moins que les historiens économistes de cette époque ont voulu s'émanciper de la Commission, en organisant en 1960 leur propre conférence internationale, deux jours avant le congrès général, dans la même ville !

Cette sécession, destinée à donner à la fois plus d'autonomie et plus de visibilité à l'histoire économique, est l'œuvre d'un petit groupe, autour de deux figures clés, Fernand Braudel et Michael M. Postan : le premier, en poste à l'École pratique des hautes études (EPHE) depuis 1937, et au Collège de France depuis 1949, préside alors la VIe section de l'EPHE, hébergée à la MSH à partir de 1963 ; le second, émigré russe, médiéviste de grand renom, est...

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