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  • “D’après Loti”: d’un changement de sujet
  • Caroline Ferraris-Besso

Le touriste flânant dans les rues de Rochefort, en Charente-Maritime, s’étonnera peut-être de rencontrer de nombreuses références à Pierre Loti, l’auteur des romans Aziyadé (1879), Le Mariage de Loti (1880), et Pêcheur d’Islande (1886). Il y naquit Louis-Marie-Julien Viaud le 14 janvier 1850, au 141 d’une rue qui porte aujourd’hui son nom,1 et à laquelle viennent s’ajouter une librairie Loti, un café Loti, un Loti-Presse rappelant le traditionnel Loto-Presse, un Collège Pierre Loti, une rue des Pêcheurs d’Islande, ainsi qu’une statue de Loti intégrée à un monument spectaculaire. Cette omniprésence s’est doublée ces dix dernières années d’une frénésie éditoriale, facilitée par l’entrée de l’œuvre de Loti dans le domaine public.2 En outre, fait rarissime pour un écrivain, au printemps 2009, la maison Hermès avait lancé “Pierre Loti ou l’Âme voyageuse,” un foulard montrant côte à côte des images des pays visités par Loti et des portraits de lui.3

Que la figure de Loti ait pris une telle place pourrait surprendre. Au lendemain de la mort de “l’idiot Loti,” en 1923, André Breton l’avait relégué dans la “fosse commune de la littérature” aux côtés du traître Maurice Barrès et du policier Anatole France. Pendant cinq décennies, il resta obsolète, jusqu’à [End Page 133] ce que Roland Barthes l’exhume au début des années soixante-dix pour faire l’éloge de la modernité d’Aziyadé, et de “la plus retorse des logiques d’écriture” (174).4 Néanmoins, malgré l’effort de Barthes et la grande popularité de certains des romans de Loti, en particulier Pêcheur d’Islande, l’écrivain demeure relativement obscur, ou en tout cas “incompris,” comme le suggèrent au moins deux biographies qui lui sont consacrées.5 C’est que l’œuvre de Loti est paradoxale. L’absence n’est pas un simple motif, c’est ce vers quoi tout tend et ce dont tout découle: Loti fait un roman de rien.6 Si Alain Buisine a donné à son Tombeau de Loti la forme d’“un cénotaphe,” d’“un livre en creux” (22), c’est bien à cause de cette tension entre le plein et le vide, le matériel et l’immatériel, qui constitue le paradoxe du cénotaphe: l’obsession du vide se manifeste à tout instant et sous de nombreuses formes – paysages inhabités, mort, tombes, momies, etc. – pour être conjurée par une accumulation baroque – de mots, d’objets, de couleurs. Cependant l’analyse de Buisine, en restant principalement bio-bibliographique, semble ne pas pouvoir rendre justice au système Loti qui dépasse le cadre par trop étroit du livre.

Il y a chez Loti, qui “s’est donné à lui, auteur, le nom de son héros” (Barthes 165), un problème d’identité. Barthes signalait déjà cette béance au seuil d’Aziyadé: l’absence du scripteur, cette “perte de personne, bien plus retorse que la simple pseudonymie” (166). “De qui est-ce l’histoire?,” demande Barthes. Chez Loti, quelqu’un disparaît, quelqu’un n’est plus là, quelqu’un le remplace, remplacement qui donc ne peut être expliqué par la “simple pseudonymie.” Dans Les Mythologies individuelles. Récit de soi et photographie au 20e siècle, Magali Nachtergael propose, notamment à propos de Barthes, le modèle de la “mythologie individuelle.” L’expression, empruntée [End Page 134] à Harald Szeemann,7 désigne une nouvelle manière de raconter son histoire et de fabriquer sa propre identité au travers de médias mixtes, qui serait un produit de la modernité. Aujourd’hui, l’idée que chacun crée son moi est communément admise et largement pratiquée: les réseaux sociaux, les photo-graphies éditées ou recadrées, les services de géolocalisation nous permettent de donner à voir ce qu’on souhaite. Or, plusieurs décennies avant la gén...

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