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  • La lettre hors de la lettre, ou l'écriture notulaire
  • Ariane Lüthi

On écrit parce que personne n'écoute.1

Si l'œuvre de Georges Perros se compose de notes, de fragments, de poèmes et de lettres, c'est l'écriture "notulaire" qui se situe au centre de notre propos. La pratique de la note rapproche cette écriture brève et discontinue d'autres poètes-penseurs du XXe siècle tels que Pierre Reverdy, André du Bouchet, Philippe Jaccottet, Pierre Chappuis, Jean-Luc Sarré, ou encore Max Frisch et Ludwig Hohl. Pour qui prend-on des notes, dans son journal ou dans ses carnets, sinon pour soi-même? On envisagera la proximité—formelle, structurelle, thématique—entre note et lettre en abordant la question de l'adresse, c'est-à-dire des adresses de ces bouts de proses que sont les notes de Perros. Quiconque lit les Papiers collés s'aperçoit que le noteur s'adresse toujours à quelqu'un, même lorsqu'il le fait obliquement: "On n'écrit jamais que pour personne par personne interposée."2 Or à qui la note est-elle adressée, vers qui se dirige-t-elle, à quel "Autre" parle-telle? Si la note semble proche de la lettre, si une comparaison entre la correspondance et le recueil de notes paraît sensée, c'est que la problématique du destinataire permet de rapprocher et de distinguer ces deux types d'énoncés. La structure de l'adresse et le statut de ce problème sont en effet des aspects cruciaux de l'œuvre perrosienne, où une tonalité voisine règne dans les notes, les poèmes et les lettres. On se demandera dès lors quels sont les traits du lecteur dit implicite (selon la terminologie de W. Iser), et quelles en sont les conséquences pour l'écrivain ainsi que pour le lecteur réel. Il s'agira de montrer que le collage ou le recueil de notes, carrefours de la pensée d'un moi et de celle des autres, représentent un lieu particulièrement fécond pour les idées, et donc pour la littérature tout court. De plus, on postulera que l'on passe chez Perros de la note à la lettre, et vice [End Page 91] versa: en envisageant les structures énonciatives dans les notes de l'épistolier assidu que fut Perros, on constate qu'elles incarnent un dialogue, un entretien pour ainsi dire infini—tout comme les lettres qui se multiplient sous sa plume. Toutefois, la note-incitation, cette amorce qui éveille l'esprit de l'autre et qui invite le lecteur à la développer en poursuivant son jeu, l'emporte chez Perros sur la simple note-conversation (bien que le ton de la conversation prédomine dans ses écrits)3. Quant à ses nombreuses correspondances, elles sont la version écrite d'échanges amicaux, mais vécus à distance. En comparant l'écriture fragmentaire de Perros avec celle de ses contemporains, mais aussi avec les notes des Carnets de Joseph Joubert, on s'aperçoit des multiples facettes que réserve cette forme d'écriture. Cahiers, carnets ou journal, l'écriture est plus ou moins quotidienne (même si cela n'est pas nécessaire). Il s'agit, en tout cas, d'un exercice plus ou moins régulier, qui fait penser à des "gammes de littérature," selon la formule de Jules Renard, grand noteur du début du XXe siècle.

Adresse(s) perrosienne(s)

La question de l'adresse et du fameux "pour qui et pourquoi écrire?" se situe effectivement au centre des Papiers collés. Citons trois exemples révélateurs:

Il est certain que tout écrit s'adresse à quelqu'un de vivant, lequel vivra pour être bien loin de s'y reconnaître, de s'y retrouver. Peu importe. Il n'y a pas de créatures "imaginaires," pour la bonne raison que nous sommes, vous et moi, tous, des créatures imaginaires. Les enfants savent très bien cela.4

Dans le même recueil de notes, on lit: "Ce n'est pas pour être lu qu'on écrit. Pour être vécu, un peu."5...

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