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  • Georges Perros et le fragment bartlebyen
  • Thierry Gillybœuf

Dans un essai sur Joseph Joubert, Maurice Blanchot écrivait:

Joubert eut ce don. Il n'écrivit jamais un livre. Il se prépara seulement à en écrire un, cherchant avec résolution les conditions justes qui lui permettraient de l'écrire. Puis il oublia même ce dessein. Plus précisément, ce qu'il cherchait, cette source de l'écriture, cet espace où écrire, cette lumière à circonscrire dans l'espace, exigea de lui, affirma en lui des dispositions qui le rendirent impropre à tout travail littéraire ordinaire ou le firent s'en détourner. Il a été, par là, l'un des premiers écrivains tout modernes, préférant le centre à la sphère, sacrifiant les résultats à la découverte de leurs conditions et n'écrivant pas pour ajouter un livre à un autre, mais pour se rendre maître du point d'où lui semblaient sortir tous les livres et qui, une fois trouvé, le dispenserait d'en écrire.1

De fait, avec ses Carnets, Joubert a composé l'une des premières "œuvres pré-posthumes" de la littérature, pour reprendre la si heureuse formule de Robert Musil. En cela, sa démarche participait davantage d'une poétique que d'une propédeutique. Sans doute craignait-il que l'inachevé fût incompatible avec l'idée de publication. Toujours est-il qu'il n'a pas cherché à faire œuvre et s'est "borné"à consigner au jour le jour des notations parfois à peine ébauchées, de simples impressions, des rapprochements ingénieux et énigmatiques dont se dégage une philosophie sereine qui ne traduit ni un appauvrissement ni un renoncement volontaire.

Ce à quoi fait écho, cent cinquante ans plus tard, cet aveu de Jean Grenier: "Je souffre d'un mal peu répandu qui consiste à ne pas désirer être lu!"2 [End Page 37]

C'est dans ce lignage ou, plus précisément, dans ce sillage que Perros, très jeune, entend s'inscrire. Il n'aura de cesse, dès lors, d'avoir trouvé ce no-book's land où vivre et écrire seraient possibles, et indissociables. Il y a chez lui comme "l'intuition originaire d'un non-lieu"3 que va conforter, étayer la fréquentation assidue de Paul Valéry, Franz Kafka, Stéphane Mallarmé, Georg Christoph Lichtenberg, Joseph Joubert ou Jean Grenier. Il y a en effet, chez Perros, une véritable vocation du désert qui apparaît très tôt: "Moi ce que je veux, c'est faire de ma vie un désert,"4 avait-il confié à un ami de jeunesse. Vocation à laquelle la pointe de la Bretagne, véritable point de non-retour, va lui permettre de répondre. Parce qu'elle est lieu de retrait et de résistance où s'ensolitariser pour atteindre l'autre: "La rencontre du lieu en adéquation avec soi-même est essentielle à chaque accomplissement. Elle permet la libre circulation de l'être en osmose avec ce qui l'entoure, le provoque et le fait advenir."5

Il n'est pas jusqu'au nom choisi de Perros signifiant, on le sait, "bout du chemin" (penn ar ros) qui ne soit en adéquation parfaite avec cette finis terrœ dont le nom breton, penn ar bed, signifie "bout du monde." Quant au nom même de Douarnenez, cette "terre de l'île," il peut avoir de son côté répondu au vœu d'insularité qui, très tôt, a gagné Perros et qui remonte vraisemblablement à cet étonnement originel "d'être là": "Portant en lui un jumeau mort-né il a conçu une synthèse une troisième personne 'il' prenant la place de ce dieu en creux un homme autre en ce lieu Douarnenez dont on dit qu'il signifie en breton terre de l'île de l''il' mais aussi île d'être île de la terre."6

Hanté par le taciturne goût de vivre, ce que le grand philosophe espagnol Miguel de Unamuno appelait le sentiment tragique de la vie, formule qui, aux yeux de Jean Grenier, résumait on ne peut...

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