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  • “Au tapin! Saisis ta plume!”1Régler les comptes de l’Histoire sur le terrain de la prose française
  • Morgane Cadieu

La critique du journal Le Monde rendant compte à la sortie du premier roman de Patrick Modiano, La Place de l’étoile, parlait à son propos d’ “inspiration lyrique.”2 Fait surprenant s’il en est puisqu’aujourd’hui, le consensus critique voit dans l’écriture de Modiano une prose anti-lyrique. Songeant à Dora Bruder ou plus récemment à Un Pedigree, cette écriture a pu être assimilée au paradigme barthésien de l’écriture blanche, ce style de l’absence de style. Cette remarquable mutation de la caractérisation du style modianesque met en exergue la singularité de son premier roman; l’écriture paraît excentrique, autant que peut l’être le père du narrateur: “Mon père portait un complet d’alpaga bleu Nil, une chemise à raies vertes, une cravate rouge et des chaussures d’astrakan” (La Place de l’étoile 53). La Place de l’étoile ne relève pas d’une prose anti-poétique, devenue quasi-marque de fabrique de l’oeuvre de Modiano.

A vingt-neuf années et à dix-huit livres d’intervalle, Dora Bruder, un de ces textes à l’écriture dite anti-lyrique, revient sur la première oeuvre de Modiano et la présente ainsi:

J’avais découvert dans sa bibliothèque [celle de son père], quelques années auparavant, certains ouvrages d’auteurs antisémites parus dans les années quarante qu’il avait achetés à l’époque, sans doute pour essayer de comprendre ce que ces gens-là lui reprochaient. Et j’imagine combien il avait été surpris par la description de ce monstre imaginaire, fantasmatique, dont l’ombre menaçante courait sur les murs, avec son nez crochu et ses mains de rapace, cette créature pourrie par tous les vices, responsable de tous les maux et coupable de tous les crimes. Moi, je voulais dans mon premier livre répondre à tous ces gens dont les insultes m’avaient blessé à cause [End Page 225] de mon père. Et, sur le terrain de la prose française, leur river une fois pour toutes leur clou. Je sens bien aujourd’hui la naı̈veté enfantine de mon projet: la plupart de ces auteurs avaient disparu, fusillés, exilés, gâteux ou morts de vieillesse. Oui, malheureusement, je venais trop tard.

(70–71)

La “naı̈veté enfantine” du projet de l’auteur semble donc, rétrospectivement, caractériser La Place de l’étoile. Ce projet naı̈f est celui d’une tentative de réparation anachronique d’une blessure faite à l’ascendant et à l’identité juive. Le narrateur répond aux auteurs antisémites, afin de “leur river une fois pour toutes leur clou.” Cette bataille se livre “sur le terrain de la prose française,” terrain déserté: le narrateur revient sur les lieux du crime, mais il n’y a plus personne. La naı̈veté consiste à se battre contre des auteurs morts, des spectres qui ne sont plus là mais qui sont convoqués dans le récit: le narrateur réanime ces auteurs disparus, les re-convoque, et sature la prose de cette remise en circulation d’une littérature fasciste. Le “Au tapin! Saisis ta plume” célinien, épigraphique à mon article, semble alors repris ironiquement par Modiano: une lutte s’engage, au sein même de la prose, contre la figure de proue de cet antisémitisme de plume: Louis-Ferdinand Céline.

La naı̈veté enfantine se trahit dans la reprise et l’exposition de toutes les proses françaises qui repeuplent le terrain déserté; ce trop-plein de style est incarné par la ventriloquie d’un narrateur qui s’empare du vocabulaire et des citations issus de la littérature antisémite. La première prise de conscience de la naı̈veté de ce projet littéraire s’établit à l’intérieur même du premier roman de Patrick Modiano:

Pour ma part, j’ai décidé d’être le plus grand écrivain juif français après Montaigne, Marcel Proust et Louis-Ferdinand Céline. J’étais...

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