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  • Souvenirs de l’oubliVilla Chagrin de Marie Cosnay (2006), Ce que j’appelle oubli de Laurent Mauvignier (2011) et Peste & Choléra de Patrick Deville (2012)
  • Warren Motte

En réfléchissant à la question de l’oubli et de la résurgence qui anime nos débats, je me souviens—j’allais dire obligatoirement, alors qu’il n’y a rien d’obligatoire ici—de Georges Perec. Et plus particulièrement d’un passage de W ou le souvenir d’enfance qui me semble parfaitement capital à cet égard. Cela se trouve dans la première partie du récit autobiographique, à un moment où Perec adulte contemple une photo de lui-même vers l’âge de deux ans, dans les bras de sa mère. Il est blond, note-t-il, “avec un très joli cran sur le front” (70). Il ajoute entre parenthèses—et c’est ceci qui m’intéresse—“de tous les souvenirs qui me manquent, celui-là est peutêtre celui que j’aimerais le plus fortement avoir: ma mère me coiffant, me faisant cette ondulation savante” (70).

Je suis pleinement conscient qu’il ne s’agit pas d’une résurgence du passé ici, à proprement parler, ni à plus forte raison d’un oubli, puisque l’événement dont Perec aimerait se souvenir n’a jamais eu lieu. Pourtant, cela prend la forme d’un souvenir; cela occupe la place d’un souvenir; bref, cela a tout l’air d’un souvenir. Et je suis persuadé que ce moment peut nous aider à comprendre comment la dynamique tensionnelle entre oubli et remémoration se joue—ou peut se jouer—dans la littérature actuelle.

Résumons un peu. Le passage que j’ai cité prend sa place dans un texte dont le titre même met la notion du souvenir au centre de la scène, et en ce faisant déclare son unicité absolue. Un texte comportant un récit apparemment autobiographique, dont la première phrase annonce la couleur particulière de ce discours de soi: “Je n’ai pas de souvenirs d’enfance” (13). Qu’on se le tienne pour dit. La remémoration semble exclue du champ des possibilités, et l’oubli devient du coup la règle générale, dans un monde où tout ce qui est essentiel manque.

Dans le passage que j’ai cité, Perec prend soin de souligner cette dernière [End Page 105] notion, en la greffant à l’idée du souvenir: “de tous les souvenirs qui me manquent,” dit-il, en présentant le moment. D’une part, il s’agit bel et bien, pour lui, d’un souvenir—et peut-être du souvenir—d’enfance; mais d’autre part, ce souvenir (comme tous les autres, d’ailleurs) lui manque. Cependant, l’événement dont il est question a eu lieu, c’est une chose sûre, et la photo en est la preuve matérielle et indiscutable. Indiscutable aussi est l’importance de l’événement, à la fois pour Perec-narrateur et dans l’économie générale du texte. C’est une photo de la mère, après tout, coiffeuse de son état, et donc uniquement privilégiée pour faire ce “très joli cran,” “cette ondulation savante” à cet enfant, en y déployant non pas seulement tout son art, mais aussi toute sa tendresse. On aurait pu le croire inventé, ce non-souvenir, tellement il épouse son rôle dans W ou le souvenir d’enfance, mais non. En tout cas, la leçon qu’il exprime est claire: c’était elle, et personne d’autre; c’était lui, et personne d’autre; c’était eux ensemble (et nous connaissons la forme que prend ce dernier pronom dans La Disparition).

Oublier ce moment relève donc du scandale.

Et manifestement, Perec vit cet oubli comme un scandale. Car il le distingue nettement de tous les autres oublis, en l’entourant d’un regret très particulier, ainsi que d’un désir dont l’articulation même confirme son évidence: “celui-là est peut-être celui que j’aimerais le plus fortement avoir.” Ce conditionnel nous...

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