In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

  • Les fantômes du passéHumour et imagination fantastique dans quelques autofictions récentes (Chloé Delaume, Camille Laurens, Nathalie Rheims)
  • Yves Baudelle

Dans La Règle du jeu, son essai sur l’autofiction, Chloé Delaume établit d’emblée un lien entre la pratique de l’autofiction et un “trauma initial,” exprimant cette corrélation dans un registre fantasmagorique: “Mon histoire personnelle est peuplée de fantômes,” elle est “hantée par [les] cris rauques” des “spectres familiaux” (Delaume 2010: 12). C’est à ces fantômes du passé, métaphores d’une blessure psychologique qui refuse de cicatriser, que je vais ici m’intéresser, pour voir en quoi cette thématique de la hantise renouvelle la poétique de l’autofiction.

Celle-ci est-elle toujours liée à un trauma? Pour l’inventeur du genre, oui: s’il n’avait pas été contraint à se cacher pendant les années noires, explique Doubrovsky, sans doute n’aurait-il jamais eu ensuite ce besoin quasi pulsionnel d’”exhibi-sionis[m]e” (Doubrovsky 2011: 139). Si l’on s’en tient à l’autofiction stricto sensu dont Fils donne le modèle, combinant un pacte romanesque et l’homonymat des trois instances (N = A = P), il apparaît que le choix du genre est souvent lié à un traumatisme psychique, surtout chez les femmes, comme l’a montré Madeleine Ouellette-Michalska: selon elle, le seul sujet de l’autofiction au féminin, c’est “le corps même de l’effroi” (Sylvie Germain)—incestes, viols, avortements, prostitution …—, et sa fonction “l’irruption d’un non-dit enseveli sous des siècles de silence,” la résurgence d’“une parole trop longtemps contenue” (Ouellette-Michalska 2007: 97). Tel est le cas, assurément, chez les trois romancières dont je traiterai ici.

Le “trauma initial” le plus grave, celui de Chloé Delaume, est aussi le plus connu: de son vrai nom Nathalie Abdallah, celle-ci a vu, à l’âge de dix ans, son père assassiner sa mère, puis se suicider sous ses yeux, faisant gicler sur elle des morceaux de cervelle (Le Cri du sablier); d’où la descente aux enfers de l’orpheline devenue adulte, laquelle a sombré dans la prostitution [End Page 17] et la dépression, tentant à quatorze reprises de mettre fin à ses jours. Même si elle fut violée par son grand-oncle, le trauma sur lequel Camille Laurens ne cesse de revenir depuis Philippe et Cet absent-là, est d’une autre nature: il s’agit de la mort de son nouveau-né, en 1994, traumatisme réveillé en 2007 par la parution de Tom est mort de Marie Darrieussecq et la polémique très médiatisée qui s’en est suivie. A bien lire Romance nerveuse, sa dernière autofiction, qui revient sur cette affaire, la revenante mise en scène est très exactement la part de l’auteur qui ne s’est jamais remise de la mort de son enfant, le fantôme ricanant par-dessus l’épaule de la narratrice symbolisant la persistance de ce traumatisme qui a tué en elle le désir de vivre. Chez la moins étudiée de mes trois romancières, Nathalie Rheims, c’est une blessure œdipienne qui resurgit de livre en livre: le fait d’avoir été totalement privée d’affection maternelle, abandon qui donne une tonalité d’ensemble très sombre à son œuvre, y compris son versant le plus romanesque. Car c’est l’une des particularités de N. Rheims que d’écrire avec deux encres très différentes: d’un côté les “romans d’autofiction,” qui brillent par leur exigence esthétique et leur accent d’authenticité (Baudelle 2012), de l’autre les “thrillers métaphysiques,” à la veine volontiers fantastique et d’écriture plus facile.1 Or, après L’Ombre des autres, transposition autobiographique où la romancière “travesti[t]” (Rheims 2007: 16)2 son amant intermittent en fantôme, ces deux manières ont fusionné avec Le Fantôme du fauteuil 32, le surnaturel faisant irruption dans l’autofiction et lui conférant une tonalité nouvelle pour l’auteur: l’humour.

Cette récente évolution...

pdf

Share