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  • Écriture et sépulture dans L’autre fille d’Annie Ernaux
  • Barbara Havercroft

Parmi les textes de l’extrême contemporain français portant sur la mort d’un enfant,1 L’autre fille d’Annie Ernaux occupe une place à part. Choisissant le genre épistolaire, convenant à la rédaction de ce texte d’une grande complexité énonciative, l’auteure écrit à sa sœur Ginette, morte en 1938, deux ans avant sa propre naissance. L’écriture de cette lettre poignante constitue pour Ernaux une véritable transgression de “la loi du silence” (Ernaux, L’autre fille 46)2 et du secret, imposée par ses parents, qui n’ont jamais prononcé le nom de leur première fille ou partagé leurs souvenirs de celle qui est décédée si jeune. Ernaux a décidé de renchérir sur ce silence assourdissant qui enveloppe la figure fantomatique de la sœur: elle n’a jamais osé poser de questions sur sa sœur défunte, car une telle infraction à la loi du silence “aurait été égal à proférer une obscénité devant eux [les parents], sinon pire” (47). Ainsi le mutisme familial fait-il de la sœur une figure immatérielle et éthérée qui ne peut être représentée que par la négation et des expressions évoquant l’absence et le vide. Il n’est donc pas surprenant que l’auteure recoure à plusieurs qualificatifs différents, les uns aussi vagues que les autres, dans sa tentative de saisir l’informe. En effet, la sœur est “sans corps, sans voix” (12), “une ombre” (64, 77), “une fiction” (63), une “petite fille invisible dont on ne parlait jamais” (12–13), “un mythe” (52), un “fantôme” (62), “la sainte” (67) partie trop tôt. Que le défi d’écrire sur une telle figure spectrale soit énorme, les énoncés métatextuels de la narratrice en sont la preuve. Justement, dans une remarque métatextuelle révélatrice, l’auteure confie qu’elle a “l’impression de ne pas avoir de langue pour [elle] […], de ne savoir parler d’[elle] que sur le mode de la négation” (53–54). Qualifiant la sœur d’ “anti-langage” (54), la narratrice constate la difficulté, voire l’impossibilité de rédiger un texte sur celle qui n’est qu’une “forme vide impossible à remplir d’écriture” (54). Cela dit, [End Page 5] Annie Ernaux parvient brillamment à se servir du langage pour donner une existence textuelle à cette figure énigmatique et informe, pour représenter ce qui pose un grand défi à la représentation. Ce faisant, elle effectue une véritable résurgence de la figure de la sœur, vouée auparavant à un enfouissement définitif.

Texte qui se construit à tâtons, L’autre fille se pointe souvent du doigt, dans un geste évident de monstration, souligné par la répétition fréquente de l’expression “cette lettre,” soulevant ainsi la question de son propre statut. Est-ce un texte de deuil? C’est peu probable du point de vue de la narratrice, qui n’a jamais rencontré sa sœur, mais c’est possible, d’une certaine façon, de la perspective des parents, dont les signes du deuil, autrefois cachés ou effacés, voient enfin la lumière du jour, ne serait-ce qu’indirectement, rapportés par leur fille. Ou s’agit-il plutôt d’un texte-tombeau, d’un monument scripturaire servant de lieu de résurgence de cette figure fantomatique de la sœur? Si cette notion de tombeau est susceptible de qualifier la démarche scripturale d’Ernaux dans L’autre fille, il n’en demeure pas moins que celle de “sépulture” dont discute Paul Ricœur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli est peut-être encore plus convenable. Dans sa tentative d’instaurer un dialogue entre le philosophe et l’historien au sujet de la mort, Ricœur, se basant sur le travail de Michel de Certeau dans L’absent de l’histoire et dans L’écriture de l’histoire, propose deux sens au terme “sépulture”: la sépulture-lieu ou le cimetière...

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