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  • Lire dans la gueule du loup, Essai sur une zone à défendre, la littérature by Hélène Merlin-Kajman
  • Bruno Thibault and Martine Boyer-Weinmann
Hélène Merlin-Kajman. Lire dans la gueule du loup, Essai sur une zone à défendre, la littérature. Coll. Nrf essais. Paris: Gallimard, 2016. isbn 9782070757862. 317p.

Les sites occupés de Notre-Dame-des-Landes près de Nantes et du barrage de Sivens dans le Tarn ont, depuis quelques années, familiarisé les Français avec la problématique écologique des “zones à défendre.” En zadiste de la littérature et de sa transmission, pédagogique et transpersonnelle, l’universitaire Hélène Merlin-Kajman, grande spécialiste du dix-septième siècle et, depuis 2011, fondatrice du mouvement Transitions, avec son dernier ouvrage Lire dans la gueule du loup, essai sur une zone à défendre, la littérature, fait entrer ce vocabulaire engagé contemporain dans un écosystème académique et plus largement intellectuel moins feutré qu’on ne l’imagine d’ordinaire. Avec cet essai fort enlevé en neuf chapitres denses fourmillant d’exemples concrets, où la part de subjectivité revendiquée de l’auteur restitue au métier d’enseignante et à l’expérience familiale de la lecture commentée toute sa puissance herméneutique, se trouve déployé, avec clarté et précision, le vaste panorama des perplexités théoriques et pragmatiques auquel la critique professionnelle, en dépit ou à cause de sa boîte à outils trop disparate ou technicienne, est exposée en ce début du vingt et unième siècle.

Comment lire aujourd’hui les œuvres du passé, patrimoniales ou plus confidentielles, et surtout comment les soumettre sans abus d’autorité à la curiosité non prévenue de jeunes esprits? Mieux, comment les donner en partage d’affectivité sensible (puisque c’est de cela qu’il s’agit, préserver la possibilité d’un “monde commun,” dans le langage et hors langage) à des générations Y ou Z qui en auraient [End Page 235] peut-être perdu la clef d’intelligibilité, sinon l’appétence? (chapitre 1). Mais surtout, comment et au nom de quel magistère suprême, refuser telle interprétation spontanée, tantôt prise dans une illusion référentielle longtemps raillée, tantôt désincarnée par trop de foi naïvement acquise en l’absolu littéraire? C’est à ce pari d’un nouveau partage des sensibles, redevable au philosophe Jacques Rancière comme avant lui à Walter Benjamin, à l’historien Carlo Ginzburg et à l’anthropologue Patrice Loraux (son expression de “lien entre passibles” est prise par Hélène Merlin-Kajman comme formule de référence du “consentiment”), que l’auteur s’est essayée dans son livre, sans se dissimuler les écueils éprouvés et éprouvants de l’exercice.

De ce cheminement démonstratif jonché d’étonnements, d’épiphanies, de paradoxes et d’emportements soudains (notamment à l’encontre de certains de ses éminents collègues, voir chapitres 4 “La part sexuelle” et 5 “Au bord de la terreur” où culmine sa veine polémique), l’auteur rapporte la conviction (et la thèse centrale de son ouvrage) selon laquelle la transmission vivante de la littérature passe par le crible délicat et toujours renouvelé de la circonstance et, par voie de conséquence, par une suggestion d’éviction de certains textes réputés moins “partageables” au bénéfice de ceux qui réussiraient mieux au test du consentement contextualisé. Si toute la bibliothèque mondiale n’est pas égale, selon l’auteur, devant la transmissibilité de ses contenus et de ses formes (la liste, la nature et les causes d’un moindre degré de “partage” peuvent parfois surprendre le lecteur par leur éclectisme, allant du Francion de Charles Sorel au Grand Cahier d’Agota Kristof ou . . . à La Chèvre de Monsieur Seguin d’Alphonse Daudet), Hélène Merlin-Kajman se démarque des allégations anciennes d’un Michel Picard, en soutenant que certains textes ne souffriraient pas le “jeu” du lecteur ou s’y montreraient moins favorables, mais aussi “écraseraient les points de...

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