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  • La ville, quartier par quartier
  • Harold Bérubé (bio)
Dale Gilbert, Vivre en quartier populaire. Saint-Sauveur, 1930–1980 (Québec : Septentrion, 2015).
Gilles Lauzon, Pointe-Saint-Charles. L’urbanisation d’un quartier ouvrier de Montréal, 1840–1930 (Québec : Septentrion, 2014).

Durant les dernières années de la Seconde Guerre mondiale, deux romans renouvellent le regard porté par la littérature canadienne-française sur la ville et le milieu urbain. Chacun à leur façon, Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy (1945) et Au pied de la pente douce de Roger Lemelin (1944) proposent une exploration de la vie dans les quartiers ouvriers des deux principales villes de la province de Québec. Si les auteurs de ces deux romans prennent des libertés avec la réalité, leur regard est dépouillé des préjugés qui informent nombre de romans à thèse qui les ont précédés et qui sont hostiles au monde urbain. Au contraire, ces deux œuvres littéraires marquent en quelque sorte l’entrée de la ville et de l’urbanité dans la littérature québécoise. Cela dit, tant Roy que Lemelin abordent leur ville à partir de l’un de ses quartiers – Saint-Henri dans le premier cas, Saint-Sauveur dans le second –, quartiers qui sont conçus tant par les auteurs que par leurs protagonistes comme de véritables villages dans la ville.

Ce que les deux romanciers ont pressenti, la recherche l’a en quelque sorte confirmé. Le quartier est un élément fondamental de la ville industrielle des 19e et 20e siècles, à la fois comme unité de découpage du territoire de ces agglomérations et comme milieu de vie de leurs habitants. Il représente une porte d’entrée dans l’univers urbain pour l’immigrant, ou le rural, qui découvre ce nouvel environnement, mais aussi pour le chercheur qui s’intéresse à son histoire. La publication récente de deux ouvrages – Pointe-Saint-Charles de Gilles Lauzon et Vivre en quartier populaire de Dale Gilbert – nous le rappelle et nous offre l’opportunité de réfléchir au quartier et à sa place en histoire [End Page 265] urbaine, au Québec et au-delà. Pour mener à bien cette entreprise, je propose d’abord une réflexion générale sur l’utilisation du quartier comme cadre d’analyse, puis un survol de sa place dans l’historiographie québécoise. J’en viendrai, finalement, à ce que nous disent les ouvrages de Lauzon et de Gilbert de l’état actuel de la recherche.

Le quartier, cadre d’analyse

D’un point de vue général et théorique, on peut dire du quartier qu’il rend la ville habitable. À partir de la fin du 19e siècle, nombreux sont ceux qui, en Occident, s’inquiètent des effets délétères du milieu urbain sur les rapports sociaux. Georg Simmel offre le meilleur exemple d’un tel discours sur la ville, discours que son collègue Ferdinand Tönnies reprend de manière plus générale dans son opposition entre communauté (gemeinschaft) et société (gesellschaft)1. En gros, ces deux auteurs et ceux, nombreux, qui se font l’écho de telles idées, considèrent que la croissance et la complexification des métropoles de l’ère industrielle minent les rapports sociaux qui avaient cours dans les sociétés traditionnelles. Les forts liens qui unissaient les membres des communautés villageoises et assuraient un grand degré de cohésion sociale seraient appelés à disparaître en milieu urbain pour laisser place à un individualisme exacerbé, source d’anomie2.

Au début du 20e siècle, le sociologue américain Robert E. Park, de l’école de Chicago, est un de ceux qui offrent une réponse à ces inquiétudes. En abordant la ville sous l’angle de l’écologie urbaine, Park observe que ce vaste et complexe écosystème se subdivise « naturellement » en sous-ensembles aux caractéristiques sociales communes3. En d’autres mots, alors que Simmel et ses consorts s’inquiètent du sort de l’individu perdu...

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