Les déniaisés. Irréligion et libertinage au début de l’époque moderne by Jean-Pierre Cavaillé (review)

« Esprits forts », « déniaisés », « guéris du sot » sont les expressions qui désignent ordinairement à l’époque moderne ceux que l’historiographie a pris l’habitude de considérer comme « libertins », en reprenant une catégorie polémique et infamante. Troisième volet d’une trilogie ¹, cet ouvrage dresse les contours d’un territoire de recherche qui frappe par son extension et par les problématiques qu’il ouvre en histoire culturelle et intellectuelle de l’époque moderne. Depuis une dizaine d’années se sont multipliées en France, en Italie comme dans le monde anglophone, des études sur la dissimulation ou sur la culture du mensonge, mais qui n’ont pas toujours véritablement convaincu et restent souvent partagées entre une histoire doctrinale centrée sur les interdits, les anathèmes, les controverses ou sur la référence aux traditions philosophiques antiques comme le scepticisme (Gianni Paganini, Sergio Zoli, Federico Barbierato, Sylvia Giocanti, Sophie Gouverneur) et une histoire culturelle plus large de la tromperie ou de l’imposture (Jon Snyder, Perez Zagorin).

Par sa rigueur conceptuelle et méthodologique, cette enquête se fonde sur une histoire intellectuelle mais sans jamais s’y limiter, voire jusqu’à la déborder par sa constante discussion des apports des sciences sociales (en particulier les travaux d’Howard Becker). L’introduction est une merveille de subtilité méthodologique et devrait être lue dans tous les départements de philosophie, de littérature et d’histoire. Il s’agit d’abord de déterminer comment interpréter une pratique, le déniaisement, qui se présente comme un « phénomène paradoxal », car « les déniaisés ne cessent de reconduire une anthropologie clivée d’ascendance averroïste, selon laquelle l’humanité serait traversée par l’opposition entre, d’une part, des esprits supérieurs qui seuls peuvent accéder à la connaissance de l’imposture et se conduire en hommes de bien en dépit et grâce à leur déniaisement, leur permettant de régler leurs actes sur la loi de la nature et non plus sur les mensonges des hommes et, d’autre part, les esprits vulgaires, englués dans l’ignorance et l’erreur, dominés par la crédulité et aveuglés par leurs passions, que seule l’imposture religieuse maintient dans l’obéissance aux gouvernants et le respect des lois » (p. 13). Objet de recherche en partage entre différentes approches toutes légitimes, les « déniaisés » questionnent aussi bien un art de lire les textes qu’une pratique blasphématoire (Alain Cabantous). Sur la question de la lecture du texte, Jean-Pierre Cavaillé entend se dégager aussi bien d’une analyse des intentionnalités que de l’étude d’une pensée cachée. L’introduction est complétée par deux parties en fin d’ouvrage qui situent cette discussion par une série de lectures critiques (Leo Strauss, Jonathan Israel et Jean Wirth) et ouvrent aussi aux débats contemporains sur la culture libertine. Ce sens du dialogue critique offre un large panorama des travaux sur le libertinage tout en désignant les directions de recherche à mettre en œuvre pour en finir avec une histoire des mentalités et s’avancer vers une histoire socio-intellectuelle de l’irréligion.

J.-P. Cavaillé ne s’en tient pas qu’à la seule et nécessaire déconstruction des catégories. Il souhaite proposer une enquête plus « positive » qui vise à quadriller le continent libertin à partir de l’analyse de trois formes de « subversion » : morale, politique et religieuse. Le « libertinage », s’il existe comme mouvement collectif, ne tient qu’à la vertu de ces opérations, de ces stratégies, de ces tactiques. La distribution du libertinage entre questions morales, politiques et religieuses semble naturelle, mais elle en dit long sur une volonté d’articuler des secteurs...