In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

  • Le Jeu et la Jouissance: Pour un “Troisième Temps” du Théâtre
  • Jean-Claude Vuillemin

Spectateur! Tu es ce point précieux où la pensée se fait velours, ombre, silence.

– A. Badiou, Rhapsodie pour le théâtre (28)

On le répète à l’envi, le théâtre ne saurait faire l’économie du spectateur. Comme l’écrit Alain Badiou, “le cinéma compte le public, le théâtre compte sur le spectateur” (Rhapsodie 8). Cette distinction est éminemment pertinente. Alors que l’industrie du film dépend financièrement des spectateurs, le texte filmique, lui, en sa qualité d’objet fictionnel, n’a pas à compter sur eux pour la bonne et simple raison que son existence n’est pas ontologiquement liée à leur présence concomitante. Au contraire, le texte scénique ou, pour mieux dire, la création scénique requiert impérativement la présence synchrone d’une instance spectatrice. Si celle-ci lui fait défaut, elle ne saurait prétendre au statut de spectacle et demeure au stade d’une répétition supplémentaire. À la différence d’autres créations artistiques (cinéma, littérature, peinture, sculpture, architecture), la création scénique n’a pas d’existence autonome: elle nécessite la coprésence physique de ses producteurs (au moins certains d’entre eux) et de ses spectateurs (au moins l’un d’entre eux). S’il est vrai, comme disait Nietzsche, qu’“un spectateur sans spectacle est un concept absurde” (Naissance de la tragédie 126), il est tout aussi vrai qu’un spectacle sans spectateur relève de l’impossible gageure. Avec Badiou, je considère également que c’est uniquement le contact avec la scène, à travers l’incarnation et la spatialisation, qui fait d’un texte – de n’importe quel texte a priori – un texte théâtral à proprement parler: “Tout texte de théâtre est ainsi en latence de lui-même. Il gît dans l’inachevé de son sens. Toute représentation le ressuscite, et le parachève” (Rhapsodie 69). Dans cette assomption en deux temps dont a déjà parlé Henri Gouhier1 –précisons [End Page 333] toutefois que le temps de la scène, aujourd’hui comme hier, devance souvent le temps présumé premier du livre –, l’instance spectatrice a non seulement un rôle fondamental à jouer, elle a aussi un texte à écrire. Après les deux temps évoqués par Gouhier, c’est ce texte qui pourrait constituer un “troisième temps” du théâtre. Un temps qui, pour être troisième, n’en est pas moins d’une importance capitale.

Si, comme l’affirme Umberto Eco, “[u]n texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner” (64), j’ajouterai que comprendre le fonctionnement d’un texte scénique – le voir fictionner – et, surtout, participer de façon active à l’émergence de la signification ne détruisent ni le mystère de la chose théâtrale ni, moins encore, le plaisir du théâtre. Comme dans la vie, on ne rêve bien au théâtre que si l’on se donne les moyens de bien rêver. Alors que l’ignorance, en tant que caution de plaisir reste à démontrer, et qu’elle ne saurait en tout cas passer pour une propédeutique efficace, je postule que, contrairement à ce que prétend Baudelaire quant à l’aptitude érectile spontanée de la brute,2 l’intelligence théorique augmente et pimente le sentiment esthétique (Vuillemin 194). Ainsi, au lieu de subir la tyrannie des pulsions animales, la jouissance cérébrale est en mesure d’accroître considérablement les plaisirs du frottement des épidermes. Dans l’Histoire comique de Francion, au comte Raymond qui, estimant que la pratique de la copulation transcenderait les classes sociales, reproche à Francion de vouloir instaurer un lexique discriminatoire par rapport au parler des paysans pour nommer “les parties et les actions naturelles,” le héros de Charles Sorel rétorque que les rustres “ne font l’amour que du corps, et nous le faisons du corps et de l’âme tout ensemble” (407–08). Contre l’idée reçue, ressortissant...

pdf

Share