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Reviewed by:
  • La justice des gens. Enquête dans la Bosnie des nouvelles après-guerres by Isabelle Delpla
  • Guillaume Mouralis
Isabelle Delpla La justice des gens. Enquête dans la Bosnie des nouvelles après-guerres Rennes, PUR, 2014, 530 p. et 8 p. de pl.

L’ouvrage d’Isabelle Delpla porte sur la Bosnie d’après-guerre, à la suite des accords de Dayton en 1995. Il propose un regard original sur la justice internationale en envisageant celle-ci d’une manière à la fois large (au-delà des seules institutions judiciaires) et « locale », c’est-à-dire du point de vue des « gens ordinaires » (et non seulement des individus directement concernés par celle-ci). « Décrivant la manière dont le droit international et certaines de ses institutions deviennent la norme des pratiques et jugements des gens ordinaires et de leurs relations sociales, cet ouvrage retrouve le sens interpersonnel du droit des gens » (p. 29).

Pour comprendre ce livre, il convient de préciser le point de vue de l’auteure: inspirée notamment par la philosophie du langage de Willard Van Orman Quine, sa démarche consiste à mesurer et à cartographier l’inégale pénétration des normes, des catégories et des arguments de la justice internationale dans les pratiques et jugements ordinaires. Cette description confirme l’hypothèse d’une « immanence de l’international » dans le national, rejetant une coupure artificielle entre les deux domaines. Ainsi, plusieurs catégories traditionnellement pensées comme domestiques par la philosophie politique sont en pratique travaillées par l’international.

Cette recherche témoigne d’une connaissance intime du terrain ex-yougoslave et bosnien, qui permet une contextualisation fine, condition d’une recherche pertinente sur ce type d’objets trop souvent abordés suivant une approche comparatiste ou typologique assez pauvre. Cette familiarité s’accompagne d’une qualité d’écoute qui permet de comprendre la parole des acteurs et de la resituer dans des ancrages locaux et des filiations multiples, notamment l’héritage de la Yougoslavie titiste, repérable dans le tissu associatif (les organisations des victimes) ou le cadre juridique (cet État ayant été signataire des grands textes internationaux).

L’enquête empirique est fondée sur un corpus d’une cinquantaine d’entretiens et sur [End Page 299] des observations ethnographiques au sein d’une trentaine d’associations locales. Cette recherche au long cours a permis à l’auteure non seulement de « cartographier » les jugements ordinaires, mais aussi de tirer des conclusions décisives pour sa démonstration de la fréquence de tel ou tel jugement (mesurée par des proportions et, éventuellement, corrélée à des propriétés diverses des acteurs). Aussi aurait-on aimé en savoir plus sur la constitution du corpus et les critères de choix des individus ou des situations observés. La méthodologie qualitative, rapidement présentée en introduction, pourrait être davantage explicitée, même si cet aspect n’empêche pas le pacte de confiance de s’établir rapidement.

Aborder la justice internationale à partir des jugements ordinaires se révèle particulièrement heuristique: cette démarche autorise des déplacements, des remises en cause et des critiques des questions et des analyses dominantes. L’auteure souligne ainsi les limites d’une « sociologie des intérêts » qui considère, en accord avec les analyses en termes d’« intérêt au désintéressement » proposées par Pierre Bourdieu, que l’intérêt exclut la morale, en particulier dans ses formes les plus ordinaires. Un tel présupposé est d’ailleurs partagé par les approches « réalistes » dominantes dans l’étude des relations internationales et de l’action humanitaire. L’auteure récuse également la réduction biopolitique de l’action humanitaire à la vie nue, qui confine à une vision paranoïaque des interventions internationales, et pointe les apories d’une anthropologie déniant toute consistance aux normes internationales. Elle souligne aussi les limites d’une sociologie de la justification (sur le modèle des « cités » proposé par Luc Boltanski et Laurent Thévenot) pour rendre compte de la globalité du rapport des victimes à la justice. Poursuivant une réflexion entamée...

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