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Reviewed by:
  • Le Berlin russe by Karl Schlögel
  • Christian Ingrao
Karl Schlögel Le Berlin russe trad. par D. Renault, Paris, Éd. de la Msh, [2007] 2014, xii- 510 p.

Karl Schlögel, l’un des plus brillants et prolixes historiens allemands des mondes russes, se distingue de nombreux historiens de sa génération – celle de la Gesellschaftsgeschichte, de l’histoire sociale des grands agrégats – par une approche que l’on pourrait qualifier d’histoire culturelle socialement ancrée et marquée par un soigneux processus d’immersion de l’historien dans son objet. Fidèle à cette démarche, Le Berlin russe s’annonce comme un livre d’histoire des relations entre deux cultures au travers d’une ville. Mais c’est bien plus que cela que tente de présenter l’auteur. Son objet est la description des formes de présence de deux univers culturels l’un à l’autre – formes d’une telle intensité et d’une telle luxuriance que la présence russe s’inscrit dans la ville comme une sorte d’évidence, d’introjection dans le familier opérée par tous les acteurs de la relation germano-russe : diplomates, militaires, migrants, réfugiés, opposants, espions, rabbins, universitaires et intellectuels forment ainsi une troupe bigarrée qui s’agence dans le temps et l’espace [End Page 1056] de ce Berlin du xxe siècle qui voit tout à la fois les plus belles créations de ce foyer culturel et son irrémédiable destruction.

Le livre est un kaléidoscope, profus mais ordonné, qui tente de rendre compte de la complexité de l’objet, de la richesse des relations culturelles qui eurent comme cadre le Berlin de l’après-Grande Guerre. En toute logique, K. Schlögel commence par une étude soigneuse des deux éléments spatiaux les plus aptes à délimiter un sujet traitant des relations culturelles matérielles entre les mondes germanique et russe : la gare et la frontière, par exemple la gare de Silésie à Berlin et les stations-frontières sur les deux lignes de chemin de fer reliant la capitale allemande à Saint-Pétersbourg et à Moscou. L’auteur excelle à mêler la description des lieux, l’étude de leur usage ainsi que de leur perception par les protagonistes et la figuration iconographique. L’ouvrage est illustré par de nombreuses photographies, reproductions de tableaux et d’objets, tel ce plan de voyage et d’horaires des chemins de fer qui vient judicieusement appuyer l’étude du poste frontière d’Eydtkunnen.

Chaque chapitre est conçu comme une étude autonome consacrée à une figure, à une instance ou à un groupe d’acteurs et tend à embrasser la ville, ses quartiers et cette délicate interpénétration des deux cultures qui constitue l’objet même que traque K. Schlögel. Il étudie ainsi des objets littéraires, comme le journal du comte Harry Kessler, diariste témoin de la société des années 1920, mais aussi celui de l’universitaire humaniste Simon Dubnow, dont la description des années berlinoises jette une lumière crue sur la diaspora postrévolutionnaire. Le sort tragique de Dubnow, assassiné dans le ghetto de Riga, pèse lourd dans le regard que l’on porte sur ce séjour berlinois, mais c’est bien l’une des grandes caractéristiques de l’objet comme du livre qui le décrit : faire l’histoire d’une tragédie, de l’inéluctable perte d’un monde englouti dans ce siècle de métal qu’est le xxe siècle.

K. Schlögel esquisse aussi une histoire subjective des relations germano-russes incarnées dans l’espace, en traitant de lieux, de quartiers, mais aussi de géographie vécue. Il s’intéresse par exemple aux écrivains russes à Berlin à travers la figure des chauffeurs de taxi (précisément l’un des métiers exercés par les écrivains exilés), ou aux réfugiés et au quartier autour de la Wittenbergplatz, au centre et sud-ouest de Berlin, où ils s’entassent, et utilise des plans de ville et des listes d’associations pour...

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