In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

  • Figurations d’éditeurs dans la littérature française contemporaine
  • Anthony Glinoer

Dans une large part du spectre discursif entourant sa pratique, l’éditeur littéraire semble, depuis l’avènement de sa figure au XIXe siècle, verser d’un côté ou de l’autre d’une ligne axiologique: il s’inscrit soit du côté de l’art, soit du côté de l’argent; il recherche, selon les termes de Pierre Bourdieu, ou bien le capital symbolique, ou bien le capital économique; il participe à la production et à la consommation restreintes de littérature ou à la littérature “populaire.” En bref, soit il prend les rênes de la création, soit il détient les cordons de la bourse. Il marche toujours sur le fragile fil tendu entre “l’amour pur de l’art et l’amour mercenaire de l’argent” (Bourdieu, 1999). Or, cette évidence bien partagée, tant dans les études sociologiques que dans les études littéraires et le discours médiatique, se trouve maintenant en décalage par rapport à l’état du champ éditorial et la pratique de la plupart des éditeurs (Thompson). La théorie du champ littéraire, conçue par Pierre Bourdieu pour une période (les années 1848–1945) où l’idéologie de la dénégation de l’économie marchande était d’autant plus portée à son comble que le capitalisme d’édition entrait dans sa phase de plein développement (Mollier), a postulé une tension irréconciliable entre deux systèmes de production: l’un dominant sur le plan symbolique et dominé sur le plan économique, l’autre dominé sur le plan symbolique et dominant sur le plan économique. Cette vision résiste mal à l’heure actuelle, marquée par une profonde restructuration du secteur de l’édition de littérature et de sciences humaines et sociales.1 Il n’est que de mentionner quelques-uns des phénomènes les plus marquants pour s’en convaincre: la mainmise sur l’édition de grands groupes multimédias sous la forme d’un oligopole à frange, la démocratisation et la massmédiatisation des lieux de critique et d’évaluation, en particulier sur internet, le recentrement du champ autour d’une culture “moyenne” par le rapprochement des extrêmes (voyons [End Page 127] l’auteur de polars Pierre Lemaitre obtenir le prix Goncourt, l’animateur de télévision Bernard Pivot prendre les rênes de l’Académie Goncourt et le récipiendaire du prix Renaudot Frédéric Beigbeder tenir une chronique dans Voici) ou encore l’avènement d’un discours auctorial assumant la professionnalisation de l’activité d’écrivain. Le contexte de l’édition littéraire contemporaine est celui d’une interpénétration inédite entre les sphères commerciale, artistique et médiatique qui amène les écrivains, les éditeurs, les bibliothécaires et autres médiateurs à faire cause commune face à la logique de rentabilité rapide privilégiée par les grandes entreprises et face à la perte de contrôle des médiateurs traditionnels sur la production, la diffusion et, ultimement, sur la réception de la littérature.

L’ouverture de l’ère médiatique au XIXe siècle a été vécue sur un mode particulièrement douloureux par des écrivains parmi les plus légitimés (Flaubert, Goncourt, Mallarmé, etc.) et persuadés du caractère sacré et absolu de la littérature. Ces écrivains, dont la parole retentit dans les oreilles de leurs pairs et de leurs successeurs, ne concevaient, sur le modèle du Chatterton de Vigny, le système de commercialisation des œuvres qu’avec épouvante ou avec dépit. Chez ceux qui défendent la virginale autonomie du sacerdoce littéraire a régné depuis lors une haine d’un système littéraire aliénant, abrutissant et corrupteur, et un dédain pour ceux qui semblent les principaux responsables du maintien de ce système, à savoir les éditeurs et les critiques littéraires (Durand et Glinoer).

Jusqu’à une date récente, les discours d’écrivains sur les éditeurs, que ce soit dans leurs correspondances, dans leurs essais ou leurs écrits...

pdf

Share