À toutes voiles vers la vérité. Une autre histoire de la philosophie au temps des Lumières by Stéphane Van Damme (review)

Après ses ouvrages sur Descartes et sur Paris, capitale philosophique¹, Stéphane Van Damme poursuit un travail original et novateur sur la production et la diffusion du savoir philosophique à l’époque moderne. Il le fait en historien passionné de questions méthodologiques, confronté à ce qu’il nomme une « exception française », « la faible historisation des pratiques et des objets, considérés trop souvent comme des invariants historiques » (p. 8). Il s’agit pour lui de montrer qu’une « autre histoire intellectuelle est possible à partir de l’objet philosophique, en prenant au sérieux les revendications de ‘nouveauté’, ‘de recherche de la vérité’, de méthode qui sont celles des acteurs qui participent à la ‘rupture’ philosophique contre le paradigme néoscolastique » (p. 11). L’histoire proposée, tour à tour qualifiée de « culturelle », de « sociale », d’« anthropologique » et surtout de « pragmatique », s’emploie à « dénaturaliser la définition même de la philosophie comme entité transhistorique, pour découvrir les différentes formes de philosophia qui composent le programme de la philosophie moderne » (p. 269).

L’enquête s’accompagne d’un travail sur les méthodes nourri par d’innombrables lectures d’auteurs contemporains (S. Van Damme a, comme l’on dit, « tout lu »). On peut ainsi commencer opportunément la lecture du livre par son « épilogue », un chapitre intitulé « Faire de l’histoire de la philosophie », où l’auteur présente une sorte de synthèse critique des développements de l’histoire de la philosophie et de l’histoire intellectuelle contemporaine ainsi que des débats qui les animent. Si persiste en France une histoire philosophique de la philosophie foncièrement étrangère aux disciplines historiques et aux autres sciences sociales, il existe bien d’autres approches qui les font intervenir à divers degrés et sous diverses formes. L’histoire contextualiste des idées (Franco Venturi, Hugh Trevor-Roper, l’École de Cambridge…), l’histoire intellectuelle exploitant le paradigme archéologique foucaldien, les prolongements de l’histoire conceptuelle inaugurée par Reinhart Koselleck, l’histoire culturelle et sociale des pratiques d’écriture, de lecture et de diffusion des textes philosophiques (S. Van Damme rappelle la polémique de Jonathan Israel, soutenant contre Roger Chartier et Antoine Lilti une histoire des idées des plus traditionnelles²), ou encore l’histoire sociale des idées, telle que Pierre Bourdieu a pu la pratiquer dans son remarquable ouvrage sur Martin Heidegger, mais aussi telle qu’elle est mise en œuvre dans l’entreprise de sociologie des savoirs philosophiques proposée par Jean-Louis Fabiani. La propre démarche de S. Van Damme relève d’une exploitation éclectique de ces diverses approches, tout en s’inscrivant résolument dans une histoire pragmatique de la philosophie, fondée sur des analyses qui se concentrent sur « la pratique ; la matérialité ; la localisation ; le déploiement et la reconnaissance de la philosophie sous l’Ancien Régime » (p. 286).

L’auteur revient à cet ensemble de pratiques de savoir hétérogènes et conflictuelles qui recevaient alors le nom de « philosophie » – que celui-ci fût revendiqué ou assigné, positivement ou négativement – dans le but de « comprendre les définitions multiples de la philosophie données par les acteurs dans des situations données » (p. 13). En ce sens la démarche n’est pas sans faire penser à celle, toute récente, de Pierre Vesperini pour la philosophie ancienne, à laquelle S. Van Damme renvoie d’ailleurs³. Il convient de partir du constat de l’« omniprésence de la philosophie dans les sociétés des xvii^e et xviii^e siècles » (p. 14) – il apparaît alors que l’on ne saurait limiter la philosophie à des contenus de pensée–, « mais aussi de considérer des gestes, des pratiques, des objets (manuscrits, instruments, équipements) en insistant sur la...