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  • Langues d’Islam et sociétés médiévales*
  • Benoît Grévin

« Il faudrait fabriquer plus d’historiens orientalistes, plus d’orientalistes historiens » : cet appel lancé par Claude Cahen dans son article-programme sur « L’histoire économique et sociale de l’Orient musulman médiéval », paru en 1955, s’entendait surtout en réponse à la remarque de Bernard Lewis selon laquelle « l’histoire des Arabes avait été écrite en Europe principalement par des historiens qui ne connaissaient pas l’arabe, ou par des arabisants ignorant l’histoire »1.

Dans les débats sur l’orientalisme, noués véritablement en France à partir des années 1950, la question des langues orientales a, de fait, occupé une place majeure. Elle continue aujourd’hui de constituer une ligne de démarcation mouvante et discrète, signe tangible du caractère encore incertain des recompositions du champ des études islamiques et d’une singularité française dans ce domaine qui peine à s’effacer. En dépit de la sortie du paradigme orientaliste comme mode d’organisation du travail académique et scientifique – marquée symboliquement en France par l’abolition de la section « orientalisme » par le Cnrs en 1991–, ces fossés d’ignorance réciproques ont-ils pour autant été comblés? On pourra certes souligner qu’il est difficile pour un spécialiste de l’aire islamique, s’inscrivant dans [End Page 563] le vaste champ des sciences humaines et sociales, de mener des recherches reconnues au niveau national et international sans une bonne connaissance des langues liées à son terrain2. On relèvera également que les spécialistes de langues ou de littératures ont fait de l’intégration de méthodologies et de questionnements issus de l’histoire, de la sociologie ou de l’anthropologie, un horizon majeur de leur discipline3. Le présent dossier entend s’inscrire dans ce double mouvement, en tentant d’éclairer ce que peut signifier, du point de vue des historiens des cultures et des sociétés, prendre les langues de l’Islam, au cours de son premier millénaire d’existence, comme un objet d’histoire à part entière4.

L’affaire paraît entendue depuis longtemps. Écrire l’histoire des langues serait avant tout la tâche des linguistes, à plus forte raison lorsqu’une langue comme l’arabe – dont il est particulièrement, quoique non uniquement, question dans ce dossier5 – est volontiers associée à une forme de sacralité, ce qui implique des affirmations fortes sur son origine, sa perfection formelle et sa fixité dans le temps – autant de traits dont l’examen semble relever principalement des sciences de la langue. Il n’est pourtant pas exagéré d’avancer que la question de la place de l’arabe dans la réflexion des médiévistes transcende depuis longtemps ce caractère strictement disciplinaire. Depuis l’étude fondatrice de Johann Fück ‘Arabīya6, la problématique de la diversité des arabes pratiqués dès les premiers temps de l’Islam et de leurs reflets écrits s’est imposée aux historiens du monde musulman, bien avant que le renouvellement des études sur le latin tardo-antique et médiéval ou la montée en puissance de la nouvelle histoire textuelle ne placent l’interrogation sur le statut de la langue des textes au centre des préoccupations des historiens de l’Europe [End Page 564] médiévale7. Il est vrai que la centralité « théologique » de l’arabe et la spécificité d’un régime linguistique que l’on a pu qualifier de diglossique dans la longue durée (arabe classique/arabes dialectaux8) semblent poser des problèmes particuliers à l’historien du monde islamique. Tandis que l’histoire de l’Islam des premiers siècles paraît d’abord celle d’une arabisation progressive d’une grande partie du monde méditerranéen, du Maroc à l’Irak, de la Syrie au Yémen, les autres langues de culture de l’Islam classique et postclassique, persan, turc mais aussi, plus tard et plus loin dans l’espace, malais, ourdou, haussa etc., se construisent par rapport à l...

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