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Reviewed by:
  • Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole by Timothy Mitchell
  • Fabien Locher
Timothy Mitchell Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole trad. par C. Jaquet, Paris, La Découverte, [2011] 2013, 331 p.

Ce livre est porté par une ambition: analyser le faisceau dense et complexe d’interactions [End Page 274] qui lie, depuis le dernier quart du xixe siècle, la prédominance d’un système énergétique fondé sur les combustibles fossiles (charbon, puis pétrole essentiellement) et les formes d’organisation politique en Europe et au Moyen-Orient. Cette étude passe, sous l’influence des science studies et de la «nouvelle» histoire des techniques (Michel Callon, Bruno Latour, Donald MacKenzie), par l’analyse des vastes systèmes sociotechniques, souvent transnationaux, qui organisent la production, la transformation et le transport des combustibles. L’enjeu, surtout, est de mettre ces systèmes en regard des institutions politiques, des champs d’expertise, des modalités d’action militaire, des flux financiers et des mouvements sociopolitiques qui ont dessiné leurs possibilités d’existence et qu’ils ont façonnés en retour. C’est ce même type d’approche, combinant constructivisme social et grande attention portée à la matérialité des processus sociohistoriques, qui marquait déjà le livre précédent de Timothy Mitchell sur la formation de l’Égypte contemporaine, dont il est spécialiste1.

Structuré en huit chapitres, en une séquence globalement chronologique, Carbon Democracy s’ouvre sur une analyse du lien entre l’usage généralisé du charbon et l’essor des mouvements d’émancipation politique de masse à partir des années 1880. En permettant un habitat urbain concentré, en catalysant l’essor industriel (et donc celui d’un prolétariat), et surtout en créant, au cœur des sociétés, une vulnérabilité exploitable par les mouvements ouvriers, le charbon aurait permis les victoires de la première moitié du xxe siècle en matière de démocratisation et de justice sociale. En effet, peu mobile, issu d’un petit nombre de sites, le charbon est directement tributaire, pour sa production et sa distribution, de populations ouvrières pour lesquelles il constitue un formidable levier revendicatif via la (menace de) grève.

Avec le passage au combustible pétrole, la Seconde Guerre mondiale marque une rupture. Celle-ci fut en partie concertée: ainsi le volet énergétique du plan Marshall, selon l’argumentation de T. Mitchell, a-t-il été pensé dans le but de neutraliser la «capacité d’action sociotechnique» des mouvements ouvriers, liée au charbon. Tout change avec le pétrole. Il est liquide et circule par oléoduc ou tanker, si bien qu’en bloquer la circulation est beaucoup plus difficile. Et il est produit au loin par une main-d’œuvre moins nombreuse et plus aisée à contrôler. Les firmes pétrolières internationales, surtout américaines et anglaises, mènent ici le jeu. Au Moyen-Orient, il ne s’agit pas pour elles, comme le montre l’auteur, de produire du pétrole en abondance, mais au contraire d’orchestrer sa rareté pour maintenir les cours (et donc les profits) et brider la concurrence. Elles y réussissent en trouvant, au cœur même des appareils d’État occidentaux, des alliés jouant des moyens diplomatiques et militaires à leur profit.

T. Mitchell montre parfaitement comment les firmes réussissent à garder un contrôle quasi hégémonique de la ressource jusqu’aux années 1970, dans le cadre de dispositifs variés de gouvernement des populations et des territoires moyen-orientaux: mandats, protectorats, régimes «locaux» construits de toutes pièces (émirat irakien), coups d’État et répression sanglante des mouvements sociaux dans le secteur pétrolier. En plus de jouer sur la distance entre le producteur et le consommateur comme sur la possibilité d’alterner les sources d’approvisionnement, c’est surtout la possibilité d’un usage sans limite de la violence qui semble marquer l’écart avec le cas des charbonnages européens (où le rapport de force est relativement plus favorable aux organisations ouvri...

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