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  • Qu’est-ce qu’un philosophe français? La vie sociale des concepts, 1880-1980 by Jean-Louis Fabiani
  • Samuel Moyn
Jean-Louis Fabiani Qu’est-ce qu’un philosophe français? La vie sociale des concepts, 1880-1980 Paris, Éd. de l’Ehess, 2010, 316 p.

Cet excellent livre de Jean-Louis Fabiani constitue une nouvelle escarmouche dans le rapport conflictuel que la philosophie et les sciences sociales entretiennent depuis longtemps. Selon l’auteur, ce rapport tient du « compagnonnage querelleur » (p. 296). En évoquant l’exemple de Pierre Bourdieu – dont la figure, avec celle du sociologue américain Randall Collins, plane sur l’ouvrage–, J.-L. Fabiani sait même gré à la philosophie d’avoir, ici et là, enseigné quelques leçons aux sciences sociales. Comme [End Page 485] il l’affirme de manière tranchée, il ne saurait y avoir de « dépassement » de la philosophie par les outils supérieurs de l’analyse sociologique. J.-L. Fabiani remarque que certains, d’anciens philosophes traitant désormais leur discipline d’origine avec dédain, ont rallié les sciences sociales qu’ils considèrent comme un « tribunal » leur permettant de laisser libre cours à l’« expression détestable d’un ressentiment de défroqué » (p. 296-297). Comparé à Louis Pinto (plusieurs fois attaqué ici pour avoir tenté de revendiquer la souveraineté de la philosophie)1, J.-L. Fabiani fait preuve d’un plus grand respect. « Aucune prétention désenchanteresse ou désacralisante dans ce travail », jure-t-il au lecteur (p. 19).

Pourtant, il ne fait aucun doute que l’auteur aborde la philosophie souveraine du point de vue d’une science sociale censée justement permettre un point de vue dominant. Quand il écrit par exemple que « l’enseignement de la philosophie ne peut être réduit à un élément contextuel ou adventice » (p. 43), J.-L. Fabiani se livre à une réduction de la pensée aux circonstances. Quoi qu’il arrive, la pensée abstraite est toujours le produit des forces sociales locales. C’est pourquoi les philosophes ne profitent jamais de la liberté conceptuelle, encore moins de la relation à la vérité éternelle à laquelle ils aspirent, ce qu’illustrent à merveille, du reste, leurs propres tentatives pour analyser leur activité à travers le temps. Selon J.-L. Fabiani, l’histoire intellectuelle traditionnelle apparaît toujours comme « présociologique » (p. 28). Il semble donc bien, en fin de compte, que les sciences sociales dépassent la philosophie. En utilisant cette dure, mais familière, sagesse pour infliger un démenti aux aspirations philosophiques, J.-L. Fabiani illustre son pouvoir de façon originale.

L’analyse de l’auteur sur les philosophes français au cours de la période allant de la IIIe République à 1980 commence là où l’on s’y attend. La centralité unique de la philosophie dans le programme du baccalauréat en France et la structure des carrières philosophiques ont depuis longtemps constitué le cadre causal du déploiement de la pensée, comme J.-L. Fabiani l’explique dans des chapitres pertinents. La trajectoire structurante du système de promotion des philosophes à travers l’agrégation et au-delà joue un rôle déterminant dans la logique présidant aux choix des textes qui sont discutés et à la manière dont se construisent les carrières. En effet, l’auteur réaffirme, à la suite de P. Bourdieu, que les idées ne sauraient être simplement réduites à une idéologie reflétant une structure sociale préexistante. Pourtant, l’une de ses métaphores favorites (bien qu’il en fasse plus qu’une métaphore) est de décrire la philosophie comme une marchandise et les penseurs comme des vendeurs écoulant leurs produits sur un marché, fut-il un marché d’un genre particulier. La philosophie est « une marchandise, et il faut la traiter comme telle » (p. 297). Cependant, lorsqu’il analyse les « transferts conceptuels » à travers les frontières nationales, J.-L. Fabiani insiste sur le fait que « les théories philosophiques ne sont pas des marchandises qu’un protocole de type douanier suffirait à analyser » (p. 181). Il illustre la sociologie professionnelle de la...

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