In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

  • Dossier
  • Les Annales

L’histoire, comme science sociale, serait-elle devenue inaudible? L’épuisement des grands paradigmes et la fragmentation de la recherche auraient-ils coupé les historiens de leur public, les enfermant dans un dialogue interne sans écho au-delà des murs de l’université? Et ce constat, s’il était avéré, marquerait-il une crise de la discipline? C’est sur cette prémisse que David Armitage et Jo Guldi ouvrent leur réflexion dans le premier texte du débat que nous publions ici. La « crise de l’histoire » est, on le sait, un thème récurrent depuis une génération au moins. Le diagnostic de nos deux auteurs est toutefois différent de celui qu’esquissaient les Annales dans deux éditoriaux récents1. C’est en partie un effet de perspective. Le point de vue qu’ils privilégient explicitement et presque exclusivement est celui de l’historiographie américaine – celui aussi des grandes universités de recherche des États-Unis, où l’impératif professionnel d’afficher la nouveauté a favorisé ces turns que les auteurs critiquent et qui peuvent parfois apparaître éloignés des pratiques historiographiques européennes. Cette perspective située explique peut-être pourquoi D. Armitage et J. Guldi se montrent particulièrement sensibles à ce qu’ils décrivent comme une perte d’influence de l’histoire, comme discipline, sur la société et, plus spécifiquement, sur les politiques publiques.

C’est pourtant un nouveau « tournant » qu’ils recommandent à leur manière. L’article qu’ils publient ici n’est-il pas contemporain d’un History Manifesto qu’ils adressent à l’ensemble de la communauté historienne2 ? La voie qu’ils préconisent est celle [End Page 285] d’un retour à la longue durée, combinée à la mobilisation des capacités techniques actuelles de traitement de données à grande échelle, que l’on nomme désormais big data. Disons-le d’emblée, les Annales ne partagent pas leur conception de la longue durée. Pour Fernand Braudel, elle s’identifiait à un double enjeu. Dans La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, elle permettait sans nul doute de faire valoir l’importance d’« une histoire lente à couler, à se transformer, faite souvent de retours insistants, de cycles sans cesse recommencés3 ». Elle invitait aussi à analyser les phénomènes humains dans leur temporalité propre et pertinente. Comme méthode, la longue durée s’inscrivait donc dans une démarche expérimentale, emboîtant les temporalités et les échelles. Dans le célèbre article de 1958, le point de vue s’était sensiblement déplacé4. Face à la vague montante du structuralisme, la longue durée était entendue comme un rappel à l’historicité essentielle des faits sociaux. À ce titre, elle pouvait offrir un horizon programmatique à l’articulation de l’histoire et des autres sciences sociales, plus ancrées dans le présent. Elle n’excluait pas pour autant la validité d’autres échelles d’analyse. En ce sens, elle n’a pas vocation à s’opposer à d’autres démarches. Ajoutons que l’opposition constamment invoquée par D. Armitage et J. Guldi entre ce qu’ils nomment « longue durée » et « micro-histoire » apparaît abusivement réductrice. Outre que la micro-histoire, au sens strict du terme, propose des protocoles de recherche spécifiques et qui ne s’identifient pas nécessairement, tant s’en faut, avec la prise en compte de durées courtes, il existe, entre les approches macro et les approches micro, toute une gamme de possibilités intermédiaires, celles-là même que F. Braudel recommandait d’explorer pour reconnaître la complexité des histoires et de leur inscription temporelle.

Ce désaccord de fond ne saurait toutefois faire obstacle au débat. Les Annales n’entendent pas ici se comporter en gardiennes d’une orthodoxie qui n’a pas lieu d’être. Elles ne sont, ni personne, propriétaires d’une proposition qui, depuis plus d’un demi-siècle, a produit des effets différenciés dans un paysage historiographique qui s’est profondément transformé. Nous...

pdf

Share